(Mal)Ajustements, du négatif au positif

Être bien ajusté à son environnement peut certes être confortable; pour certains qui ne se sentent pas ajustés, cela peut même sembler enviable. Mais tout ajustement n’est pas nécessairement sain ou désirable. De nombreux penseurs d’horizons différents l’ont bien compris, comme le montre cette citation attribuée alternativement à Jiddu Krishnamurti, Aldous Huxley ou Henry Miller:

“Ce n’est pas un signe de bonne santé que d’être bien adapté à une société profondément malade.”

Par exemple, il n’était pas mentalement sain d’être ajusté au nazisme et d’en approuver les atrocités, alors que d’y être malajusté était probablement bien plus sain, même si cela était bien plus risqué. Ceux qui faisaient campagne contre l’esclavage alors que cela était considéré comme une pratique normale de leur temps (notamment William Wilberforce) étaient certainement vus comme à côté de la plaque par leurs contemporains. Pourquoi cracher dans la soupe? Et pourtant, deux siècles plus tard, nous les considérons comme des moteurs de progrès social. C’est de tels personnages que George Bernard Shaw aurait pu dire:

“L’homme raisonnable s’adapte au monde ; l’homme déraisonnable s’obstine à essayer d’adapter le monde à lui-même. Tout progrès dépend donc de l’homme déraisonnable.”

George Bernard Shaw

Lorsque j’ai rédigé l’article sur la Théorie de la Désintégration Positive (TDP) de Dabrowski, il y a presque trois ans, j’ai songé à rédiger un texte uniquement dédié à un concept qui en est tiré: le “malajustement positif”. Cet oxymore a de quoi intriguer. D’ailleurs à l’époque il me semblait, comme à d’autres, être une idée-phare de la TDP. Une idée enthousiasmante, et “cool”. Toutefois, ayant approfondi depuis ma compréhension (et ayant probablement franchi plus avant les limites de l’étape de la désintégration spontanée à niveaux multiples à laquelle se rattache ce dynamisme), j’ai été forcée d’admettre que le malajustement positif, bien que nécessaire et bénéfique, n’était pas un aboutissement. Par ailleurs, il règne régulièrement une confusion avec son pendant (le malajustement négatif) ou son successeur (ajustement positif). Alors au lieu de glorifier indûment ce seul point, j’ai jugé préférable de présenter les quatre variantes des ajustements et malajustements de la théorie, en suivant leur ordre d’apparition dans les cinq étapes décrites par Dabrowski. Et même si c’est moins chatoyant et poétique, j’aspire désormais plus volontiers à atteindre l’ajustement positif, et je ne peux que vous le souhaiter également. Voyons plus en détails ce que tout cela signifie.

L’ajustement négatif et le malajustement négatif

Le royaume de ces deux états est principalement la première phase dite d’intégration primaire. Il ne s’agit pas ici de dynamismes au sens de la TDP (c’est-à-dire de processus faisant partie du développement), mais plutôt d’états plutôt statiques.

Ajustement négatif

Ajustement négatif (ou ajustement adéveloppemental): Conformité d’une personne à une hiérarchie de valeurs prévalant dans son environnement social sans les questionner. Les valeurs sont acceptées sans évaluation critique indépendante. Il s’agit d’une acceptation d’un système externe de valeur sans choix autonome. Un ajustement à “ce qui est”.

(Dabrowski, ma traduction)

Selon Dabrowski, 70% de la population mondiale environ passera toute son existence au niveau de l’intégration primaire, et sa majorité peut être qualifiée de négativement ajustée.

La plupart des personnes qui entament une désintégration positive (qu’elle soit destinée à aboutir, à se maintenir à un niveau plus élevé ou à revenir à une intégration primaire) vivent également toute une portion de leur vie en accord avec leur environnement. Elles ne se sont pas encore posé de questions ou ont été si bien forcées à se conformer qu’elles ne s’en posent plus pendant longtemps (avec potentiellement – mais pas systématiquement –  des traumatismes complexes à la clé, les fameuses 1000 coupures infligées à force de devoir se remettre constamment dans le moule). Cette période est caractérisée par ce que Dabrowski appelait “l’ajustement négatif”.

Les valeurs dans lesquelles nous avons été éduqués ne sont pas nécessairement mauvaises en elles-mêmes et il est possible d’y adhérer en conscience. Ce qui est négatif, c’est surtout que “l’ajustement” ait involontairement eu lieu alors qu’elles n’ont pas été examinées par le sujet. La TDP est, rappelons-le, une théorie sur le développement de la personnalité, sur la recherche de l’authenticité. Dans cette première phase d’ajustement négatif (plus ou moins longue selon les cas), on ne parlera pas de personnalité (personnelle) mais d’individualité. A ce stade, seuls les deux premiers facteurs (l’hérédité et l’environnement) exercent leur influence. 

Dans notre contexte sociétal actuel, il est légitime de se demander s’il est sain d’être (négativement) ajusté. En effet, dans beaucoup de pays dits développés des menaces inédites, directement créées par notre mode de vie, se concrétisent inexorablement. On peut penser au réchauffement climatique, à la pollution, au creusement des inégalités sociales, à l’extractivisme et au consumérisme exacerbés. L’aspect négatif d’un ajustement aux normes de nos sociétés est de plus en plus apparent, de moins en moins oxymorique. Bien sûr, du temps de Dabrowski, d’autres horreurs avaient cours (fascisme, guerre froide, …). Il est par ailleurs possible d’être négativement ajusté à des normes de plus petite échelle (par exemple secte religieuse, famille abusive, groupes complotistes, etc). Les modalités de cet état se déclinent de nombreuses façons selon les situations, et le point central reste la non-examination des normes et règles ambiantes. Ceci peut faire penser (encore que de façon moins péremptoire) à la phrase attribuée à Socrate:

“Une vie sans examen ne vaut pas la peine d’être vécue.”

Socrate

Et gardons à l’esprit que les normes, systèmes et organisations majoritaires dans lesquelles nous vivons ont vraisemblablement émergé par hasard, et ne sont pas nécessairement “bons”, quelle que soit la définition qu’on donne à cet adjectif (voir l’article sur la mémétique). La TDP nous encourage en quelque sorte à nous défaire des introjections qui découlent de ces environnements si elles ne nous semblent pas correctes, à nous créer un nouveau mèmeplexe.

Malajustement négatif

Malajustement négatif: Rejet des normes sociales et des comportements généralement admis qui est généré par les forces contrôlantes d’impulsions primitives et des structures et fonctions de type adéveloppemental ou déformées de façon pathologique. Dans les cas extrêmes, ceci prend la forme d’une psychose, d’une psychopathie ou d’une activité criminelle.

(Dabrowski, ma traduction)

Le malajustement négatif peut se placer au niveau de l’intégration primaire, mais aussi parfois faire des incursions dans la phase de désintégration spontanée à niveau unique. Le fait que cet état soit qualifié “d’adéveloppemental” est crucial. On ne cherche pas ni à changer les choses, ni à changer soi-même. Potentiellement, on blâme les autres ou on attendrait qu’ils changent leur comportement vis-à-vis de nous, de façon quasi-magique.

C’est probablement dans cette catégorie que se placeraient certains types de casseurs par exemple. Certaines personnes traumatisées qui auraient pour modalité de faire-face principale la lutte ou une forme particulière de fuite rentreraient également dans cette description.

Opinion impopulaire: il est vraisemblable que dans certains cas le “sentiment de décalage” dans les communautés en ligne (chez les “atypiques” ou “zèbres” par exemple) tienne plus du malajustement négatif que positif. Il manque fréquemment dans les témoignages l’aspect développemental (c’est-à-dire comment prendre la responsabilité de son propre développement sans se cacher derrière une étiquette ou attendre que les autres changent leur comportement envers nous sans rien changer nous-mêmes), et la composante déformée ou pathologique y est quant à elle présente dans bien des cas. Cela ne signifie pas qu’une bascule ne s’opèrera pas un jour entre le versant négatif et le versant positif, sous forme vraisemblablement d’un passage du niveau 2 au niveau 3 de la TDP. Cela dépend de tout un tas de facteurs (impliquant les surexcitabilités, le potentiel de développement, etc).

Malajustement positif

“Malajustement positif: Un conflit d’une personne avec les normes et attitudes standards de son environnement social, menant à leur rejet, car elles sont incompatibles avec la prise de conscience croissante de cette personne d’une échelle de valeurs supérieures se développant en tant qu’un impératif interne.”

(Dabrowski, ma traduction)

Dans la nomenclature de la TDP, le malajustement positif est un dynamisme. On sent bien dans sa définition qu’il s’agit d’un processus de changement en cours, concomitant avec le développement de la hiérarchisation des valeurs. Cette transition ne peut avoir lieu qu’à partir du troisième “niveau” de la TDP, celui de la désintégration spontanée à niveaux multiples. La notion de développement commence à prendre de l’importance. Une évolution est en marche, bien qu’elle manque encore de direction. Ce que Dabrowski nommait le “troisième facteur” commence à timidement pointer le bout de son nez (en tant que facteur d’abord, aux côtés de la biologie et de l’environnement, et plus tard en tant que dynamisme – oui la TPD est un peu complexe et demande une attention particulière au vocabulaire); ce troisième facteur est cependant loin d’être abouti à ce stade.

On comprend qu’on ne naît pas positivement malajusté, qu’on ne le devient que dans certaines conditions, et qu’il n’est pas souhaitable de le rester indéfiniment une fois qu’on le devient. Autrement dit, c’est le début de quelque chose; c’est pour cela probablement que c’est “cool”, mais on n’est encore qu’à “mi-chemin” lorsqu’émerge le malajustement positif. Pourtant, cet entre-deux est souvent mis sous le feu des projecteurs. Le positivement malajusté, c’est le rebelle, celui qui voit plus loin que le bout de son nez, qui envisage tout le tableau et pas seulement ses détails, qui pense “outside the box”, qui ne se laisse plus berner ou opprimer (du moins ce sont les caractéristiques qui lui sont prêtées). Oui, mais… C’est en fait une idéalisation du malajustement positif. Il est bon de dépasser ce stade et de ne pas y rester coincé, même si c’est plus facile à dire qu’à faire.

De fait, ce n’est pas un passage agréable en soi. Dans un premier temps, il se ressent comme un conflit interne, qui est donc inconfortable. C’est aussi un processus initialement spontané, ce qui signifie qu’il est subi et non contrôlé. Et surtout on ne sait pas encore bien quels seraient les valeurs et comportements mieux adaptés afin de s’aligner à ses aspirations encore émergentes; on ne peut pas encore le diriger. C’est pourquoi le terme “malajustement”, qui n’existe pas réellement en français, est un néologisme nécessaire et plus approprié que le mot existant “désajustement” (également en ce qui concerne le malajustement négatif). En effet, ce dernier sous-entend une décision consciente et volontaire de s’éloigner de l’ajustement, ce qui n’est pas encore le cas à ce stade, mais pourra commencer à se mettre en place lors de la phase 4 de la désintégration organisée à niveaux multiples: 

“Dans ce processus de développement à travers une désintégration positive à niveaux multiples, l’être humain développe un malajustement positif à ce “ce qui est” et un ajustement à “ce qui devrait être”. Ce malajustement positif est un impératif de base pour le développement de la santé mentale.”

Dabrowski (ma traduction)

C’est un thème récurrent de la TDP: on ne peut faire l’économie de l’inconfort pour avancer. Le malajustement positif est une étape nécessaire sur le chemin du développement de la personnalité et vers un nouvel équilibre qui cette fois sera choisi. Mais le malajustement positif est une étape de tâtonnements, de rejet, qui n’est pas encore constructive. On ne peut pas bien vivre en conservant ce mécanisme. En clair, on râle, mais on ne sait pas ce qu’on préfèrerait et surtout on ne sait pas quoi faire pour remédier à la situation que l’on critique. Y rester, ce serait faire du sur-place. 

Ajustement positif

Ajustement positif (ou ajustement développemental): Conformité d’une personne avec les niveaux supérieurs d’une hiérarchie de valeurs, découvertes et déterminées par elle-même et qu’elle suit en conscience. Il s’agit de l’acceptation de valeurs après leur examen critique et un choix autonome. C’est un ajustement à “ce qui devrait être”. Une telle hiérarchie de valeurs est contrôlée par l’idéal de personnalité, à partir duquel elle s’est développée.

(Dabrowski, ma traduction)

La désintégration positive à pour ligne d’horizon l’intégration secondaire, où l’individu est parfaitement aligné avec ses valeurs, examinées et librement choisies. L’individu est alors positivement ajusté.

Certaines valeurs provenant de l’éducation peuvent faire partie de ce nouvel ensemble. L’important est qu’elles aient été examinées et acceptées en conscience, et non pas pour se fondre dans la masse. A ce stade, ne pas faire de vagues n’est plus un souci. L’ajustement positif de même que l’intégration secondaire restent selon moi un idéal et ne m’apparaissent pas comme un état stable et définitif mais un processus permanent. Des remises en questions auront probablement encore lieu, surtout dans notre environnement actuel qui fluctue rapidement. Néanmoins, une fondation solide pour cela aura été créée et des compétences auront été maîtrisées (notamment certains dynamismes comme l’auto-éducation, l’auto-psychothérapie, l’empathie, le concept de sujet-objet en soi, l’autonomie, etc). C’est un peu comme un funambule devenu tellement expert à corriger tous les petits déséquilibres qu’il peut danser sur son câble.

C’est à l’ajustement positif que s’applique la citation de George Bernard Shaw au début de l’article. Les humains “déraisonnables” peuvent être moteurs de progrès au travers de l’ajustement positif. Or cet extrait est systématiquement cité dans des articles entièrement consacrés au malajustement positif dans la plupart des articles que j’ai lus. Et c’est là que l’on voit qu’il existe une certaine confusion entre malajustement positif, malajustement négatif et ajustement positif; celà tient apparemment au fait de ne se concentrer que sur le rejet des normes préexistantes, à la sortie de l’ajustement négatif, en ignorant les dynamismes.

Nous pouvons donc espérer, du moins certaines personnes, atteindre l’ajustement positif, être ajustés “à ce qui devrait être” (et qui reste probablement à déterminer). Il y aura là-dedans des rêveurs, des idéalistes, des inventeurs, des artistes qui nous proposerons de nouvelles utopies, des activistes, voire des leaders politiques, que sais-je encore. Et c’est tout juste ce dont notre monde a besoin pour être réenchanté.

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