Tout est relatif, même la douance !
On pourrait penser que les problématiques liées à la douance sont les mêmes dans toutes les langues et à travers les cultures, mais ce n’est pas aussi simple que cela ! La vision du haut potentiel, de ses bienfaits et de ses défis n’est pas la même partout. A titre personnel, j’ai pu constater des différences entre les mondes francophone et anglophone. Nul doute qu’ailleurs il existe encore d’autres façons d’envisager la chose, et que l’idée que l’on s’en fait peut être influencée par l’idiome-même dans lequel on l’exprime. La littérature scientifique et populaire disponible dans chaque pays a aussi un impact certain.
Si je vous parle de ces différences, ce n’est pas pour dire que l’herbe est plus verte ailleurs, ni même pour vous dire d’aller voir ce qui se passe dans d’autres communautés. En fait, je voudrais surtout vous inviter à prendre du recul, peut-être à changer quelque peu votre regard, et en tout cas à vous convaincre encore une fois que la douance n’est pas un phénomène monobloc dont l’expérience est identique pour tous et partout.
Tout cela pour dire que vous n’êtes pas prisonniers des discours majoritaires (souvent imprécis et négatifs) présents dans l’espace francophone (voire français). Il y a d’autres façons d’envisager la douance et vous avez tout loisir de choisir la vôtre, de préférence avec une optique qui sera porteuse de croissance et d’épanouissement pour vous !
Le vocabulaire
Ce qui se conçoit clairement s’énonce clairement, me disait-on. J’ajouterais que cela marche dans l’autre sens aussi : un vocabulaire approprié et précis est la garantie de maintenir des concepts clairs. Et dans la langue de Molière, ces temps-ci on a du mal à s’y retrouver.
En anglais c’est simple, il y a un seul mot, et c’est « gifted ». Oui, rien d’autre. Pas de noms d’animaux, pas même de « high potential ». Nada. Nihil.
Côté français, personne n’a jamais aimé le mot « surdoué », certainement à cause du préfixe qui véhicule une idée d’excès, de « trop », et qui pourrait même amener les personnes concernées à culpabiliser. Si on devait transposer « surdoué » en anglais cela donnerait littéralement « overgifted » ; la redondance se fait sentir. Au Québec, on a décidé de contourner le problème en utilisant dès 1984 le mot « douance » … qui n’est entré dans le Larousse qu’en 2021.
Entretemps, toute une ribambelle d’expressions synonymes a fleuri chez nous. Pour l’Education Nationale, le terme applicable aux enfants était officiellement jusqu’en 2019 « Enfant Intellectuellement Précoce » (EIP). Cette dénomination n’était pas sans problèmes car la « précocité » est nécessairement limitée dans le temps et n’est pas un terme qui s’applique bien aux adultes (à moins de vouloir désigner quelqu’un de prématurément sénile peut-être ?). C’est ainsi que de nombreuses personnes apprennent sur le tard qu’elles sont (toujours) surdouées. Après cette date, l’EN a comme la Belgique avant elle adopté le terme « d’Enfants à Haut Potentiel » (EHP), ce qui laisse de la place à une continuité chez les adultes.
Nous avons ensuite le surnom « zèbre » introduit par Jeanne Siaud-Facchin en référence aux rayures qui sont uniques à chacun de ces animaux. Cela aurait pu être fort sympathique, mais le corollaire est involontairement de distinguer les HP du reste de la population plus qu’il n’est nécessaire au travers de la métaphore relative à une espèce différente.
Dans le même temps, le mot « atypique » est lui utilisé de plus en plus souvent. C’est aussi très bien, mais il n’y a pas que les surdoués qui sont atypiques ; les autistes ou personnes concernées par un trouble de l’attention (TDAH) le sont aussi. On pourrait y ajouter les personnes qualifiées d’hypersensibles, concept qui à tout le moins mérite encore une théorisation et une définition plus précises. Toutes ces spécificités et de manière générale tout individu se sentant en décalage sont mis dans le même sac. Ce qui rassemble cette population atypique est donc surtout un sentiment d’être à la marge ou même rejeté ; autrement dit atypicité signifie souffrance. Les atypiques essaient de s’entraider sur les forums, mais comme l’expérience qu’ils vivent les uns et les autres est différente ou en tout cas n’a pas les mêmes origines, ça ne les mène souvent nulle part.
Par ailleurs, d’aucuns commencent maintenant à considérer que « atypique » et « zèbre » sont pleinement synonymes. Et de glissement en glissement, les surdoués qui auraient dépassé ou jamais ressenti ce sentiment de rejet ne pourraient plus être considérés comme « atypiques » et ne pourraient plus prétendre au qualificatif de « zèbres ». Et tant qu’à faire plus besoin d’avoir une QI supérieur à la moyenne pour être « zèbre » ; il suffit de ne pas se sentir à sa place, c’est tout. On commence à y perdre son latin ! Mais il fallait s’y attendre, de la bête aux rayures uniques au « drôle de zèbre », il n’y avait pas loin !
La vision en formule vs le panachage
Service à la française : La formule
Le manque de clarté autour du concept francophone de douance pose la question de parvenir à distinguer les manifestations expliquées par celle-ci de celles liées à d’autres spécificités (en tout cas de continuer à les différencier).
Dans les articles et la littérature populaire française sur le HP, il semblerait que souvent celui-ci est considéré comme un package, qui contient en plus de l’aspect intellectuel mesuré par les tests de QI diverses autres caractéristiques. On y adjoint ainsi par exemple un pan d’hypersensibilité (souvent envisagée pour sa partie émotionnelle en omettant la partie sensorielle qui devrait aller avec). Il y a régulièrement un autre élément dans le panier qui consiste à dire que le haut potentiel est un fardeau à porter, une entrave au bonheur et un aller simple vers l’incompréhension… Et par conséquent il n’y aurait rien à faire pour s’épanouir, comme si un gène codait à la fois la douance et le malheur. C’est bien sûr ridiculement simpliste (sans vouloir dire que le HP ne représente aucun défi, mais du moins rien de systématique ni d’irrémédiable !).
Il y a peut-être même plus grave : à force de rendre le concept nébuleux, on peut se demander si les personnes en détresse qui se retrouvent dans les descriptions de « zèbre » recherchent ou obtiennent l’aide (éventuellement professionnelle) dont elles ont besoin. Car si elles montrent des caractéristiques d’atypiques, elles peuvent conclure, par manque d’information fiable, que cela fait simplement partie du package et qu’il faut l’accepter, vivre avec. Or une personne HP n’étant pas forcément hypersensible, et si elle montre une émotivité débordante, il serait bon qu’on l’oriente dans la bonne direction, qu’il s’agisse de dépression ou de traumatisme complexe ; et le cas échéant certaines difficultés peuvent justifier de creuser d’autres pistes, du côté de l’autisme ou du TDAH notamment. Mais il faut encore pouvoir faire la part des choses !
Pick and mix : Le panachage
Cette vision négative en « formule » est bien moins présente dans le monde anglophone. Je ne dis pas que pour nos amis outre-Atlantique la douance est le pays des Bisounours ; il y a bien sûr des défis qui y sont liés, mais, d’après ce que j’ai pu constater, on y attache beaucoup moins de côtés négatifs et le concept est beaucoup plus circonscrit et resserré autour de la notion d’intelligence, même si elle peut être vue comme multiple (modèles du style Gardner). En contrepartie, on laisse plus de place à un panachage de HP et d’autres particularités.
Imaginez que chaque personne à haut potentiel soit représentée par un cornet de crème glacée confectionné spécialement pour elle. Il y a des cornets tout pistache, une boule ou trois boules, et d’autres vanille-citron-fraise. Il y a même des parfums bizarres menthe-chocolat avec des éclats de sucre cristallisé et un délicat nuage d’infusion de thé. Et on peut ajouter à tout ça des pépites de chocolat, ou un sirop, ou des granulés de sucre coloré, de la chantilly, des fruits frais, … Vous saisissez l’idée ?
Dans tout ça on pourrait dire que la crème glacée est la douance, qu’il y en a plus ou moins (de boules), que les parfums sont les zones particulières d’intelligence qui s’expriment le plus, de façon conventionnelle ou excentrique, et que chaque ajout est une autre caractéristique : hypersensibilité, hyperstimulabilités, éventuel trauma, seconde exceptionnalité (comme TDAH, trouble « dys- », autisme), multipotentialité, niveau de compétence, centres d’intérêts, profil de personnalité, etc… La « composition de base » d’un individu peut être relativement stable, mais à un moment donné on peut retirer un topping (trauma par exemple) ou en ajouter (nouvelles compétences). En tout cas il y aura un nombre considérable de combinaisons possibles. La douance n’est pas monobloc et elle s’associe potentiellement à de multiples autres caractéristiques.
Pour moi, c’est plutôt ainsi que l’on voit les choses dans le monde anglo-saxon. Il n’y a pas que la douance, mais aussi toutes les autres caractéristiques qui peuvent coexister. Il y a une granularité beaucoup plus fine dans l’interprétation et une conscience accrue que les personnes concernées par le haut potentiel ne se résument pas à ce seul trait, qui au demeurant prend diverses formes.
Toutes les difficultés ne seront pas mises uniquement (et faussement) sur le compte du HP ; il sera assez évident qu’il y a aussi d’autres pistes à explorer, que chacune d’entre elles devra être validée ou abandonnée. Ainsi, on peut remédier à ce qui ne va pas en s’intéressant à des causes précises et diversifiées, tout en profitant des chances offertes par certaines spécificités.
Tendance à l’immobilisme vs orientation vers la croissance et le développement
Lorsque la douance (au sens « atypicité ») devient une idée tellement vague et protéiforme, il est difficile de se dire que l’on peut améliorer soi-même sa condition. Puisque les éventuelles souffrances sont attribuées à une unique caractéristique innée qui semble envahir toute l’identité, cela reviendrait à dire qu’il faut « se changer » complètement. C’est effectivement beaucoup demander et une telle exigence serait stigmatisante en elle-même.
Dans des cas extrêmes (et dans l’émulation un peu malsaine autorisée par certaines plateformes de discussion), on peut lire des raisonnements semblables à celui-ci : « Si nous ne pouvons rien faire pour améliorer notre propre situation, alors cela veut dire que c’est aux autres, aux « normopensants », de nous traiter différemment, de nous donner plus de latitude, de nous comprendre ». Comme si la douance était un handicap… Certains pensent carrément que les « normopensants » sont de méchantes gens qui ne veulent surtout pas les comprendre. Il est difficile de sortir de cette posture, surtout si on n’y voit pas d’alternative.
Hélas, je ne suis pas sûre que la littérature psychologique francophone (même bien intentionnée et bien informée) soit nécessairement d’une grande aide pour ces personnes. En effet, il existe plusieurs courants en ce qui concerne la psychologie, et ceux qui dominent chez nous me semblent peu orientés vers le développement, la croissance ou la modification de ses propres circonstances. En ce qu’ils restent influencés par la psychanalyse, ils s’intéressent davantage au passé qu’au présent ou au futur.
Mon sentiment est que la littérature et les discussions anglophones insistent plus sur le fait que l’on peut devenir une meilleure version de soi-même sans avoir à souffrir de troubles qui peuvent être guéris ou évités. Dans cette vision, il existe un espace dans lequel on dispose d’une certaine marge de manœuvre pour orienter sa vie et influencer les circonstances dans lesquelles nous évoluons. Le concept d’« agentivité » (« sense of agency »), le fait d’être un acteur de sa vie plutôt que de la subir, est ainsi une notion qui ne nous est pas particulièrement familière en France. C’est par contre un thème récurrent dans la pensée dérivée de la psychologie humaniste.
Cela implique nécessairement une idée de responsabilité personnelle, qui n’est pas forcément agréable à endosser. D’ailleurs, dans notre vocabulaire francophone, le sens de « responsabilité » est parfois beaucoup plus proche de celui de « culpabilité » qu’il ne serait opportun, mais il serait bon de les éloigner quelque peu. Aux côtés de la responsabilité, on peut placer l’autonomie (à différencier d’indépendance), l’autodétermination, l’acquisition d’une personnalité (voir notamment la théorie de Dabrowski). Tout ceci se place dans une logique de croissance et de développement (voir notamment la théorie des besoins de Maslow revisitée par Kaufman).
Et le « Gifted Trauma » alors, c’est pas dark, ça ?
Il m’a été soufflé qu’à première vue le concept de « Gifted Trauma » pouvait laisser penser que douance et souffrance sont irrémédiablement liées en anglais autant qu’en français et qu’on n’y voit pas forcément le potentiel de croissance. En fait, justement, le trauma est une problématique à laquelle on peut remédier. Il n’y a rien de définitif là-dedans !
Rappelons (encore une fois) que le psychotrauma ne désigne pas les faits qui se sont produits, mais la perception que l’on en a eue et la réaction produite à ce moment-là. Le traumatisme complexe se développe lorsque de façon répétée nous n’avons pas reçu la validation nécessaire, que nous avons enduré de petites blessures, qui ont fini par s’entasser et nous figer dans une stratégie de coping inefficace, par un phénomène qui tient du réflexe de survie (voir l’article sur la théorie polyvagale).
Vu que la douance exprime un écart à la norme supérieur à la moyenne, il est compréhensible que les personnes (enfants ou adultes) à haut potentiel se retrouvent plus que les autres dans un certain ensemble de situations qui leur sont propres, au cours desquelles elles ne se sentent pas validées ou acceptées telles qu’elles sont. C’est en fait pour faire référence à ces situations spécifiques qu’on adjoint le qualificatif « Gifted » à « Trauma » ; ce n’est pas directement à la personne (douée) ou à la douance elle-même qu’on lie le trauma. J’espère que l’on saisit bien cette nuance.
Par ailleurs, la blessure s’est formée à un certain moment, auquel on a dû subir une interaction pénible sans savoir comment y faire face adéquatement. Mais on n’est plus à ce moment-là. On est maintenant, et maintenant on peut se retourner sur ce passé pour l’analyser, le reprocesser, et adopter une autre réaction ou influencer les circonstances la prochaine fois.
Donc deux grands points sont à retenir :
- Ce n’est pas le simple fait d’être HP qui est traumatisant (et encore moins un traumatisme en soi).
- On peut sortir du trauma à partir du moment où en devient conscient; on n’y est pas piégé.
En résumé, le Gifted Trauma n’est pas quelque chose qui enferme dans la souffrance, mais quelque chose que l’on peut surmonter dans une optique de croissance. Ce n’est pas une condamnation à vie telle qu’on peut l’envisager dans la formule francophone du HPI-hypersensible-malheureux, au contraire, il y a un fort potentiel libératoire dans ce concept.
Mais encore une fois, le cheminement ne se fait pas en un coup de baguette magique. Il ne suffit pas aux Gifted de claquer des doigts pour subitement se sentir en phase avec leur environnement. Cela demande du temps, du travail et éventuellement l’aide de professionnels bien informés (qui restent rares là-bas comme ici). Par ailleurs, la notion de « Gifted Trauma » est encore émergente même dans le monde anglophone ; tout le monde ne connaît pas ce terme ni comment travailler avec.
Pauvre HPI vs happy Gifted ?
Je l’ai déjà dit, l’herbe n’est pas complètement plus verte ailleurs. Certes, il existe davantage de programmes scolaires destinés aux hauts potentiels en Amérique du Nord que chez nous (encore que, on m’assure que les différences géographiques, sociales et ethniques soient assez marquées en la matière). Certes, il existe une autre vision des choses. Certes, il existe des outils peu ou pas traduits en français dont peuvent éventuellement jouir les anglophones. Il n’y a pas non plus de problèmes de vocabulaire.
Néanmoins, beaucoup de Gifted en sont encore à chercher leur groupe d’appartenance, à essayer de se comprendre, à tenter de trouver de l’aide. Les aménagements scolaires dont certains ont pu bénéficier ne garantissent absolument pas de créer des adultes HP épanouis. En effet, il n’y a pas que le savoir dans la vie. Il y a tout un cheminement à réaliser et tout le monde n’a pas l’opportunité de l’accomplir, que ce soit faute d’avoir reçu l’aide adéquate, par manque de ressources ou encore d’autres obstacles.
Et entendons-nous bien : il existe des dérives dans le monde anglophone également. Toute l’information n’y est pas fiable non plus. Par exemple, le lien trop direct fait par certains entre hyperstimulabilités et douance amène certains parents d’enfants à haut potentiel à refuser des diagnostics complémentaires qui seraient pourtant utiles. Cela peut être le cas du TDAH : « Mais non, mon enfant ne souffre en aucun cas d’hyperactivité, c’est seulement son hyperstimulabilité psychomotrice qui s’exprime, car c’est un génie ». Et donc le petit ne reçoit pas l’aide dont il aurait besoin ; au lieu de ça ses chances risquent d’être amoindries à moyen terme. Mais d’ici-là, on lui passera tout et n’importe quoi.
Il semble par ailleurs que l’autisme soit surdiagnostiqué chez les personnes à haut potentiel en Amérique du Nord. Il est vraisemblable que cela soit une tentative de donner une explication médicale au sentiment de décalage, faute de mieux comprendre les dynamiques en jeu. Rechercher ce type de diagnostic erroné serait alors une autre façon de se dédouaner de la responsabilité, de demander aux autres de s’adapter à un supposé handicap et de ne pas se remettre en question (j’insiste, je parle ici de diagnostics incorrects, mais néanmoins accueillis comme une délivrance).
En conclusion…
Il n’y a probablement pas encore autant de sources d’information et de professionnels bien formés à la douance qu’il le faudrait dans la sphère anglophone pour permettre une bonne prise en charge des Gifted. Tout n’est pas rose pour eux comme pour nous. Néanmoins, nous pouvons nous inspirer des points positifs, quand bien même ils seraient minoritaires. D’ailleurs, c’est bien ce que nous faisons ici, non ?
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Bonjour Isabelle,
Merci pour ce large panorama très complet et tout en mesure…
En ce qui concerne les courants psychologiques qui ont cours chez nous, Puis-je attirer votre attention sur la Gestalt qui s’inscrit bien dans une logique de résilience donc de croissance et de développement?
Le cas, échéant, j’aurai plaisir à échanger avec vous autour de ce thème…
Je vous remercie pour votre attention.
Stéphane MORIN