Motivation autodétermination

La Théorie de l’Autodétermination – 1ère Partie

A chaque article que j’écris, j’essaie en introduction de vous suggérer en quoi le sujet abordé pourrait vous être utile ou pourquoi il pourrait vous intéresser. Habituellement, je trouve un angle, et c’est parti. Mais là, pour vous parler de la Théorie de l’Autodétermination (TAD), je vous avoue que je sèche complètement. En fait non, je ne sèche pas du tout, je dégouline ! Les applications de cette théorie sont virtuellement sans limites. Le bouquin des auteurs de la TAD, Ryan et Deci, que je viens de relire pour l’occasion, fait pas moins de 756 (grandes) pages (écrit petit en anglais) ! Bon, d’accord, 650 et le reste ce sont les références bibliographiques et les index. Toujours est-il que les grilles d’analyse proposées par ce corpus théorique sont valables dans des domaines aussi diversifiés que l’épanouissement personnel, les résultats scolaires, la performance au travail, la persistance dans les régimes alimentaires ou dans l’abstinence pour les traitements des addictions, et la liste est encore longue. Alors du coup, comment vous vendre ça dans une introduction ? (Ah, on me souffle que je viens de le faire…)

Qu’est-ce qu’elle a donc de si spécial, cette théorie et qu’est-ce qui fait d’elle une sorte d’outil universel ? C’est qu’elle nous parle de motivation. Qu’est-ce que c’est ? D’où vient-elle ? Comment interagit-elle avec nos besoins psychologiques de base ? Qu’est-ce qui est à même de la nourrir et au contraire qu’est-ce qui peut l’affaiblir ? Quelles en sont les différentes formes et donnent-elles les mêmes résultats ?

Cette théorie est en fait un macro-ensemble de six mini-théories et comporte un certain nombre de concepts qu’il faut maîtriser un minimum pour en tirer des conclusions. Il n’est pas vraiment aisé de dérouler logiquement et simplement les raisonnements présentés dans les différentes parties de l’ouvrage, car ils sont interdépendants, et au fil des chapitres on revient souvent sur l’un ou l’autre thème pour y apporter des précisions. On va donc faire au mieux. Dès lors, la première partie de cet article s’attachera à un exposé théorique (no pain no gain), la deuxième présentera quelques conséquences pratiques (en lien avec l’école et le travail) en récompense, et la troisième constituera un petit « manuel d’autodétermination ».

Alors, on est parti ? Allons-y alors !

La théorie de l’autodétermination

Historiquement, Ryan et Deci s’intéressaient principalement au concept de motivation intrinsèque et ce qui la nourrit ou l’affaiblit. Ils ne savaient pas alors que cette recherche n’était qu’un point d’entrée dans un vaste ensemble qui ne cesserait de s’étoffer, et que presque 50 ans plus tard les études en lien avec leur théorie continueraient d’alimenter la littérature scientifique, et de là continueraient de mener leur travail vers de nouveaux horizons. De leur propre aveu, ils considèrent que la TAD est encore une œuvre inachevée. En particulier, ils pressentent que des avancées sont encore possibles dans la compréhension des éléments par lesquels les humains peuvent s’améliorer et aiguiser leur sens moral, ainsi que sur la façon de réformer nos sociétés pour promouvoir l’épanouissement des humains à travers le prisme de leur théorie.

Car au fond, c’est cela que vise la TAD, l’épanouissement. D’après l’introduction de leur livre (ma traduction), « la théorie examine comment les éléments biologiques, sociaux et culturels améliorent ou compromettent les capacités inhérentes à l’humain en matière de croissance psychologique, de mobilisation et de bien-être, de manière générale mais également dans des domaines et des entreprises spécifiques. La recherche émanant de la TAD évalue donc de manière critique les facteurs, qu’ils soient intrinsèques au développement individuel ou présents dans les contextes sociaux, qui promeuvent la vitalité, la motivation, l’intégration sociale et le bien-être, et inversement ceux qui contribuent à l’épuisement, à la fragmentation, aux comportements antisociaux et au mal-être. »

Trois besoins psychologiques de base

Bien que les besoins psychologiques de base sous-tendent désormais de manière évidente la TAD, ce n’est qu’après plusieurs séries de travaux que leur importance a émergé en tant que fondement et liant de l’ensemble de ses concepts.

Il existe de nombreux modèles relatifs aux besoins essentiels de l’humain. L’un des plus célèbres est celui de Maslow (on y reviendra d’ailleurs dans un autre article, en faisant faire des pirouettes à la pyramide). Les besoins étudiés sont en partie d’ordre physiologique mais certains tombent dans la catégorie psychologique. La TAD a cherché à revenir à l’expression la plus simple et élémentaire de ces derniers, en étudiant quels éléments amélioraient la motivation intrinsèque, l’authenticité, l’intégration des valeurs s’ils étaient présents et les amoindrissaient s’ils étaient absents. Ryan et Deci en ont retenu trois :

  1. le besoin d’autonomie : besoin de déterminer, diriger et réguler soi-même ses propres expériences et actions ; il est associé à la volition, la congruence et l’intégration ;
  2. le besoin de compétence : besoin de ressentir qu’on interagit de façon efficace avec l’environnement (notion connue sous le nom d’ « effectance ») et avec maîtrise ;
  3. le besoin d’appartenance sociale.

Le mot utilisé en anglais pour qualifier ce dernier besoin est « relatedness » et n’a pas d’équivalent exact en français. Dès lors la formule généralement retenue est l’« appartenance sociale », mais elle ne véhicule me semble-t-il pas précisément cette idée. D’après Ryan et Deci (ma traduction) : « Les gens ressentent le sentiment de relatedness de façon typique lorsqu’ils sentent que les autres ont de la considération pour eux. Il s’agit également d’un sentiment d’appartenance (« belonging ») et du fait que l’on a de l’importance aux yeux des autres. Dès lors, il est également crucial de se percevoir comme donnant ou participant de façon contributive à la vie des autres. La relatedness se rapporte de plus à l’idée de faire partie intégrante d’une organisation, au-delà de soi-même {…}. C’est à la fois en se sentant connectés à leurs proches et en étant un membre considéré à l’intérieur de groupes sociaux que les gens ressentent la relatedness et l’appartenance (« belonging »), par exemple en contribuant au groupe ou en manifestant de la bienveillance ». Dans certaines parties du livre, les auteurs rapprochent ce concept de celui, bien mieux connu, d’amour (au sens large). Il me semble plus simple et plus pertinent de continuer à utiliser le terme anglais ci-après.

Il est à noter par ailleurs qu’autonomie ne signifie ici aucunement indépendance, autrement dit le fait de ne compter que sur soi-même. La caractéristique principale de l’autonomie est d’entériner, d’approuver, soi-même ses propres comportements, en accord avec nos intérêts authentiques et nos valeurs. Cela n’exclut donc pas de décider de façon autonome de se reposer sur autrui, de considérer que la meilleure solution n’est pas de réaliser une tâche de façon indépendante. De plus, l’autonomie ne se rapporte pas non plus à la liberté par rapport à l’ensemble des influences sociales ou environnementales, ni au détachement ou à la séparation par rapport aux autres.  

Idéalement, les besoins ne sont jamais antagonistes, sans quoi une souffrance psychologique émerge (nous le verrons plus loin). C’est ainsi que les précisions sur ce que l’autonomie n’est pas montrent qu’elle ne doit pas s’opposer à la relatedness, et en se privant de cette dernière poser un problème d’acquisition ou de partage de compétence en insistant pour se débrouiller seul. Dans les cas les plus bénéfiques, les trois besoins sont satisfaits en même temps, et leurs satisfactions se renforcent mutuellement. L’autonomie est habituellement toujours plus ou moins présente lorsque l’un des deux autres besoins est satisfait ; il est évident que ni la relatedness ni la compétence ne peuvent être forcées dans un contexte épanouissant.

La motivation

Etymologiquement, la « motivation » se réfère à la fois à ce qui a un motif, une raison, et à la notion de mouvement, ce qui fait d’elle « ce qui met en mouvement ». Souvent, elle a été vue comme un phénomène monobloc, que l’on a étudié en termes de quantité et de force, mais moins en termes de types, de qualités et d’orientations. La TAD en distingue quant à elle deux sortes en première approche :

  • la motivation intrinsèque : les comportements intrinsèquement motivés sont ceux qui sont réalisés pour leur intérêt propre et dont la principale « récompense » réside dans le sentiment de plaisir et d’effectance qu’ils procurent ;
  • la motivation extrinsèque : elle se rapporte aux comportements qui sont des moyens intermédiaires d’atteindre une conséquence distincte, comme l’obtention d’une « récompense » externe, l’approbation sociale, l’évitement d’une punition ou la production d’un résultat valorisable.

La motivation intrinsèque est une propension spontanée des humains à se développer au travers d’activités. Dans notre prime enfance, c’est elle qui nous amène à jouer, à explorer, à manipuler des objets pour ainsi découvrir notre environnement et nous découvrir nous-mêmes. C’est un équipement de base inné. On le conserve tout au long de sa vie, bien sûr ; plus tard c’est lui qui nous pousse à imiter dans des jeux les comportements des adultes, ou par la suite à avoir des loisirs ou des passions. Toutefois, à mesure que nous grandissons, puisque nous vivons en société, nous sommes amenés à nous socialiser et donc à intégrer des règles provenant de notre environnement externe. C’est à ce moment qu’entre en scène la motivation extrinsèque. Elle non plus n’est pas un phénomène uniforme et dépend du degré auquel les normes et objectifs qui nous sont présentés sont internalisés et intégrés, comme expliqué dans la section suivante.

La relation de la motivation avec les trois besoins psychologiques de base est de suite palpable. On y retrouve à divers degrés les notions de compétence, de relatedness et d’autonomie. Cette dernière joue un rôle prépondérant dans la distinction entre la motivation intrinsèque, où elle se manifeste de façon non mitigée, et la motivation extrinsèque, où elle sera plus ou moins présente en fonction du niveau d’internalisation des règles et buts sur un continuum autonomie-contrôle.

Avant de nous intéresser à l’internalisation, citons encore une troisième forme de motivation, qui en est en fait l’exact opposé : l’amotivation. Elle caractérise l’absence d’intentionnalité face à une tâche, qui explique la passivité, l’inefficacité et le manque de détermination. Trois causes potentielles en sont à l’origine :

  • le sentiment de ne pas être compétent dans la tâche, que ce soit pour la démarrer ou l’achever, ou encore pour l’accomplir avec un niveau satisfaisant de qualité ;
  • le manque d’intérêt, de pertinence ou de valeur de la tâche ou comportement aux yeux de la personne qui devrait l’effectuer – l’opération n’a simplement pas de sens pour elle et soit une potentielle récompense externe est inexistante, soit elle est insuffisante pour engendrer une action ;
  • la défiance ou la résistance à une influence externe – ici on pourrait également conclure qu’il s’agit d’une non-action intrinsèquement motivée plutôt que d’amotivation.

On voit donc bien comment le caractère non-satisfaisant d’un comportement donné vis-à-vis des besoins psychologiques de base peut complètement saper la motivation.

L’internalisation et l’intégration

L’internalisation désigne le degré auquel les gens assimilent les pratiques et régulations de leurs groupes sociaux et les transforment en autorégulation, pour leur permettre de les appliquer de façon indépendante et idéalement avec volition, c’est-à-dire avec autonomie. Il existe donc un continuum sur un axe allant de l’autonomie au contrôle concernant les régulations qui nous poussent à agir dans le cadre d’une motivation extrinsèque. Concrètement, il y a d’un côté les comportements et tâches auxquels nous accordons réellement de la valeur même s’ils nous ont été suggérés par notre environnement social et que nous n’en sommes pas nous-mêmes les « inventeurs » (grand degré d’internalisation et d’intégration) et ceux auxquels nous ne reconnaissons aucune valeur mais que nous sommes obligés, ou nous sentons obligés, d’exécuter. Plusieurs catégories existent :

Régulation externe

Un comportement est régulé de façon externe s’il dépend de récompenses ou de punitions externes qui sont ses seules raisons d’être. C’est en gros l’histoire de la carotte et du bâton. Il s’agit de comportements que l’on n’applique que si l’on est surveillé et si on en tire quelque chose. La personne ne ressent aucune autonomie, n’a pas vraiment l’impression de décider elle-même, et au contraire se sent contrôlée par des agents extérieurs. Comme seul le résultat compte pour le sujet et pas la réalisation de la tâche ou le comportement en eux-mêmes, il les réalisera de la façon qui lui demande le moins d’effort, quitte à prendre des raccourcis douteux. Par ailleurs, il ne montrera aucune persévérance dans le futur ; il faudra présenter de nouvelles récompenses ou punitions à chaque fois que le comportement sera souhaité, ce dernier n’acquérant aucune persistance. La régulation externe ne renforce donc pas les comportements.

Régulation introjectée

L’introjection est un processus suite auquel un comportement n’aura plus nécessairement besoin d’être promu par des récompenses ou punitions externes contingentes. Elle résulte de l’assimilation partielle des raisons qui sous-tendent ce comportement, mais surtout du désir d’être accepté par le groupe social. La situation est donc appréhendée en termes de « Je dois / Il faut faire ceci pour être approuvé(e) ». Il n’y aura donc pas besoin de surveiller le sujet lors de l’accomplissement de sa tâche ou lorsqu’il doit se comporter d’une certaine manière ; il le fera de lui-même. La régulation devient ici interne ; le contrôle ressenti persiste et devient lui aussi interne. La satisfaction qu’on tirera d’un comportement introjecté sera mitigée puisque les besoins d’autonomie et de relatedness peuvent dans ce cas être mis en opposition, créant une tension ou un conflit intérieur. Cependant, on pourra éventuellement ressentir une certaine fierté et une forme d’estime de soi, peu authentique toutefois.

On pourrait dire que dans la régulation introjectée les personnes font preuve de ce qu’on appelle du « self-control », dont on voit bien qu’il n’est pas synonyme d’autonomie.

Régulation par identification

Dans cette catégorie de régulation, la personne considère que les valeurs et raisons qui justifient un comportement sont importantes pour elle. Toutefois, même si leur pertinence est reconnue, elles peuvent être peu compatibles avec d’autres valeurs intrinsèques ou internalisées. La problématique en jeu est ici le caractère non-intégré des diverses valeurs ; il existe une compartimentation entre plusieurs domaines de la vie intérieure qui peuvent s’opposer. Nous avons tous des valeurs ainsi régulées : par exemple nous sommes nombreux à nous soucier de l’environnement et à vouloir éviter les emballages, mais ce n’est pas si simple lorsque les questions de praticité et de gain de temps rentrent en jeu… L’ensemble de ces considérations n’est pas (encore) intégré.

Le degré d’autonomie est évidemment plus élevé ici que dans l’introjection.

Régulation intégrée

C’est la forme la plus autonome de motivation extrinsèque. Il y a cohérence entre la valeur que l’on observe et les autres valeurs, internalisées ou intrinsèques, ce qui a pu nécessiter un aménagement de celle qu’on ajoute ou de celles qui préexistaient. Le processus d’intégration ne se réalise pas automatiquement ; il requiert une réflexion consciente. Les valeurs internalisées intégrées peuvent être exprimées en toute authenticité.

Il faut toutefois noter que peu importe le degré d’internalisation et d’intégration, la motivation extrinsèque ne devient jamais intrinsèque. Pour reprendre l’exemple des emballages, on pourrait trouver un moyen de les éviter complètement mais le processus d’évitement deviendra rarement « fun » en lui-même. Ce n’est pas un comportement plaisant pour lui-même (même s’il est satisfaisant) et il reste instrumental par rapport à la préservation de l’environnement. De plus il est orienté vers le futur plus que vers le présent, où le plaisir serait ressenti.

Cela ne fait pas de la motivation extrinsèque un phénomène inférieur à la motivation intrinsèque ; les deux remplissent simplement des fonctions différentes. Toutefois, plus un comportement est internalisé et intégré, plus il pourra participer au bien-être (et inversement plus on va du côté du contrôle, moins le bien-être a de chance d’être positivement impacté – l’effet pouvant aller jusqu’à être négatif).

Impact de l’environnement sur la satisfaction des besoins, l’internalisation et la motivation

Le contexte dans lequel nous évoluons a un impact évident sur la satisfaction de nos besoins, sur l’internalisation de normes externes et donc sur notre motivation. Ces implications ne sont pas séparées ; au contraire l’une entraîne l’autre.

Sur les besoins

La satisfaction des trois besoins psychologique de base évoqués plus haut (autonomie, compétence et relatedness) est associée à la vitalité, au bien-être voire à la joie de vivre, et à la motivation, notamment intrinsèque. Si à l’inverse les besoins sont ignorés ou contrecarrés, les conséquences peuvent tendre vers un traumatisme complexe ou développemental, ce qui poussera certains à se démobiliser et d’autres à compenser par des conduites de substitution mal adapté (agressivité, recherche du pouvoir, distractions, addictions,…). L’ensemble peut, selon Ryan et Deci aller jusqu’à des pathologies psychologiques graves (dépression, troubles alimentaires, comportements obsessionnels compulsifs, paranoïa, personnalité antisociale, « dédoublements » de personnalité, troubles de la personnalité borderline) dont ils détaillent les mécanismes en lien avec les besoins dans leur ouvrage.

A la lumière de la TAD, on peut par exemple expliquer la version malsaine du perfectionnisme comme une tentative d’obtenir de l’amour ou de l’approbation (relatedness) à travers la compétence, tout en mettant de côté son besoin d’autonomie. En effet, soit les domaines dans lesquels la perfection est valorisée n’auront pas été choisis de façon autonome, soit le degré de perfection n’émanera simplement pas de la volition intrinsèque ou intégrée de la personne. Aucun des besoins n’est donc réellement satisfait.

Sur l’internalisation

L’internalisation est essentiellement un processus de socialisation, d’intégration à la société par assimilation de ses principales normes. Elle nous est en grande partie transmise par nos parents dans les premières années de nos vies et par la suite nous obtenons des indications plus ou moins tacites des groupes dans lesquels nous nous trouvons.

Dans un environnement (familial et sociétal) propice à la satisfaction des besoins, l’internalisation des normes sera favorisée, et ce dans des formes plus autonomes et intégrées. Inversement, des éducateurs ou un contexte (une dictature ou une secte par exemple) contrôlants, c’est-à-dire qui négligent ou contrecarrent le besoin d’autonomie en particulier, risquent de mettre à mal l’internalisation, soit en ne la permettant pas du tout (ce qui est potentiellement l’origine de comportements antisociaux), soit en ne facilitant que la régulation externe (notamment par le recours aux récompenses et punitions).

L’attitude d’un parent qui contribue à la satisfaction simultanée des trois besoins en question tend vers ce que le psychologue Carl Rogers nommait « considération positive inconditionnelle ». Le jeune verra son besoin d’autonomie encouragé et satisfait, ressentira qu’il a le choix dans ses conduites et apprendra à réguler ses émotions négatives de façon intégrée. Une estime de soi saine a plus de chance de se développer dans ces conditions. En termes d’internalisation, cette manière d’être mènera généralement à des régulations par identification ou à une régulation intégrée.

Toutefois, l’arsenal des pratiques « éducatives » régulièrement mises en œuvre et plus ou moins acceptées comprend le fait de sanctionner les comportements non désirés d’un enfant en lui accordant moins d’attention et d’affection lorsqu’il n’est pas à la hauteur des attentes, ou au contraire de valider ses comportements en lui accordant plus d’attention et d’affection. On parlera dans le premier cas de considération négative conditionnelle et dans le second de considération positive conditionnelle. La distinction a son importance car les deux mécanismes ont des répercussions différentes :

  • La considération négative conditionnelle entraînera du ressentiment à l’égard des parents, ne favorisera pas l’engagement de l’enfant dans ses activités (on est dans le domaine de la régulation externe, voire proche de l’amotivation) et à long terme le jeune aura du mal à réguler ses émotions négatives ;
  • La considération positive conditionnelle donnera lieu à des comportements introjectés (régulation contrôlée intérieurement),  et également à une difficulté à réguler les émotions négatives, pouvant aller jusqu’à leur suppression (non pas qu’elles n’existent pas, mais elles sont réprimées jusqu’à ne plus être perçues et donc ne délivrent plus le message utile qu’elles sont censées apporter). L’estime de soi résultant de critères introjectés est fragile et dite « contingente ». Elle dépendra de la capacité du sujet à continuellement se montrer digne des attentes qu’on a de lui ; s’il n’y parvient pas il se sentira inadapté ou comme un moins que rien. Ses aspirations intrinsèques seront laissées de côté.

En conclusion, par le recours à la considération conditionnelle, les enfants apprennent peu ou pas du tout (lorsqu’on l’applique dans le domaine scolaire notamment), les comportements obtenus par ce moyen ne persisteront pas ou de façon mal adaptée dans le futur et la socialisation et les capacités d’autorégulation émotionnelles peuvent être compromises. Dans ce cas de figure, le besoin d’autonomie est abandonné au profit du besoin de relatedness, et la satisfaction de ce dernier est incomplète. Bien sûr, il est rare que cette technique soit utilisée dans tous les domaines de la vie, et par conséquent ses conséquences ne marqueront pas des identités entières, mais seulement leurs aspects qui auront été impactés.

Sur la motivation

Nous nous intéressons ici non plus à des phénomènes au long cours, mais à ce qui pousse ou non à l’action de moment en moment.

La motivation intrinsèque, nous l’avons dit, émane spontanément de chaque individu. Encore faut-il qu’elle ne soit pas brisée dans son élan. Pour qu’elle se concrétise dans les faits, il est nécessaire que la personne puisse satisfaire ses besoins psychologiques de base. L’environnement social immédiat sera donc idéal s’il présente les caractéristiques suivantes :

  • favorable et encourageant vis-à-vis de l’autonomie, c’est-à-dire relativement peu contrôlant et arbitrairement exigeant ;
  • favorable à l’effectance et encourageant le sentiment de compétence, donc avec un niveau d’exigence et de complexité approprié (ni trop élevé ni trop bas), cohérent et évitant le découragement ;
  • favorable au niveau relationnel, autrement dit ni impersonnel ni excluant.

Ce sont du reste les éléments souhaitables de l’environnement en toute circonstance et pour les sections précédentes. Si les conditions ne sont pas remplies, on traînera les pieds.

Bien sûr, le processus de socialisation et donc d’internalisation a un impact sur la motivation intrinsèque. Si des pans entiers de la vie interne d’une personne sont contrôlés par des régulations peu autonomes, elle ne pensera peut-être même pas à ce qu’elle voudrait faire par elle-même et s’engagera directement dans ce qui est attendu. Il faut noter que parfois avec de bonnes intentions on met en place une régulation plus externe là où le même résultat aurait pu être obtenu par une motivation intrinsèque qu’on affaiblit, par exemple lorsque le plaisir d’apprendre naturel est remplacé par le désir d’avoir des bonnes notes.

Ce qui nous amène à l’épineux sujet des récompenses, évaluations, compétitions, compliment et autres. Les menaces de punitions ainsi que les deadlines, sans surprise, ont un effet négatif sur la motivation intrinsèque, mais d’autres éléments sont plus nuancés.

Récompenses

Les études liées à la TAD ont démontré que les récompenses, si elles sont perçues comme contrôlantes, sapent la motivation intrinsèque et diminuent l’intérêt intrinsèque de la personne pour le comportement ou l’activité en question à l’avenir. Et ouais ! Rien que ça ! Si on envoie un signal comme quoi il est nécessaire d’obtenir une compensation pour la réalisation d’une tâche, on donne un message selon lequel elle ne vaut pas la peine d’être réalisée pour elle-même, et même pas pour le seul plaisir qu’elle aurait pu procurer.

Il n’y a donc que deux types de récompenses qui ne diminuent pas la motivation intrinsèque, celles qui sont inattendues et celles qui ne sont pas liées à l’activité visée (qui récompensent donc le simple fait d’être là). S’il faut effectivement commencer la tâche ou carrément l’achever pour obtenir la récompense et qu’on le sait, on passe dans le domaine de la motivation extrinsèque (de plutôt bas niveau d’internalisation). Si c’est un certain niveau de compétence qui est attendu, la satisfaction du besoin d’autonomie est compromise un peu plus fortement, mais le feedback reçu a un effet positif sur le besoin de compétence, ce qui donne un résultat semblable aux types de récompense précédents… si toutefois on réussit le test ! Si on ne passe pas, les deux besoins sont insatisfaits et la démotivation, sur le moment et à l’avenir, est plus grande.

Ce qu’il faut en retenir, c’est qu’idéalement un dispositif impliquant des récompenses ne doit être mis en place que dans les situations où la motivation intrinsèque aurait été inopérante de toute façon. Dans le cas contraire on prend le risque de faire plus de mal que de bien. Lorsque la récompense se justifie, il est souvent plus judicieux de l’appliquer à un comportement plutôt qu’à un résultat (en prenant la route la plus courte, on ne développe pas de compétence). Le « design » de l’encouragement importe dans le cadre de la motivation externe.

Enfin, notez qu’il existe deux « bizarreries » dans cette partie de la théorie, mais qui s’expliquent très bien par l’absence de contrôle externe perçue : les récompenses « naturelles » et celles qui sont considérées comme insuffisantes n’ont pas d’impact négatif sur la motivation intrinsèque. Pour le premier type, il s’agira par exemple de trouver quelques fraises des bois pendant votre promenade de santé ou d’obtenir des beaux fruits et légumes suite à vos efforts de jardinage. Pour le second, si la compensation est vue comme insuffisante, cela signifie que ce n’est pas pour elle que l’on s’engage dans l’activité, tout simplement, qu’on l’aurait fait de toute façon pour d’autres raisons, éventuellement intrinsèques.

Les évaluations et le feedback positif

Si l’on sait qu’une évaluation aura lieu, par exemple suite à un apprentissage, l’autonomie perçue est amoindrie, et la motivation intrinsèque est compromise. Le feedback suite à l’évaluation, s’il est positif, contribuera au sentiment de compétence, mais les études montrent que cela ne suffit pas à contrebalancer le caractère contrôlant du procédé. L’idéal serait de ne pas savoir avant d’entreprendre l’apprentissage qu’il y aura un test, ou de ne recevoir que du feedback, collecté de façon neutre (car la surveillance est perçue comme un contrôle) par un observateur. Le feedback positif seul pourrait même favoriser la motivation intrinsèque. Toutefois il faut être très prudent dans le discours tenu ; il suffit d’ajouter un petit commentaire du style « On n’en attendait pas moins de toi. » pour que le message prenne une dimension contrôlante. De manière générale, une louange qui a une intention cachée ou qui instaure un standard dont on pense devoir se montrer digne à l’avenir peut avoir un effet négatif.

La compétition est une forme d’évaluation avec feedback hybride. Si l’on s’y engage de façon volontaire, sans pression, et que l’on se trouve dans la bonne catégorie de difficulté, l’appréciation que l’on retirera sur sa prestation sera assez objective et immédiatement visible pour le sujet, sans message contrôlant. Dès lors, dans de bonnes conditions, les compétitions sont à même de combler les besoins d’autonomie et de compétence. Si les circonstances sont moins propices, cependant, la motivation intrinsèque à l’activité pourrait être amoindrie à l’avenir.

Influence des facteurs intra-personnels sur la motivation

L’environnement immédiat (propice ou non à la satisfaction des besoins psychologiques de base) ne prédit pas à lui seul le degré et la forme de motivation d’un individu. Il est implicite que le type de régulation qu’il a internalisée par rapport à un comportement particulier déterminera son approche. Mais en plus de cela, chaque personne acquiert au cours de son développement ce que Ryan et Deci nomment une « orientation de causalité » qui les mènera à appréhender leur environnement de façon particulière à un moment donné. Il en existe trois types :

  • orientation autonome : degré auquel une personne approche son environnement en le traitant comme une source d’informations pertinentes, qu’elle utilise pour faire des choix. Les personnes dans cette orientation ont généralement des types de régulation par identification ou intégrés, et tendent à avoir un haut niveau de motivation intrinsèque.
  • orientation contrôlée : degré auquel une personne est attentive à l’existence de contingences et de contrôles dans son environnement. Ces personnes analysent le contexte dans lequel elles se trouvent en fonction des récompenses et pressions sociales qu’il renferme. Elles pourront soit obéir soit contester mais porteront peu d’intérêt à leurs propres valeurs et intérêts. Leurs styles de régulations dominants sont le contrôle externe et l’introjection.
  • orientation impersonnelle : degré auquel une personne est attentive aux obstacles à l’atteinte d’objectifs. Ces personnes ressentent fréquemment et rapidement de l’anxiété et se considèrent incompétentes. Elles ont tendance à être amotivées, passives et aisément submergées par leurs émotions.

Chaque individu connaît ces trois orientations, mais elles se présentent dans des proportions diverses chez tout un chacun. Elles expliquent pourquoi certaines personnes agiront par exemple avec une relative autonomie même si l’environnement est plutôt contrôlant, ou pourquoi d’autres ne sauront que faire dans un contexte qui leur permettrait pourtant de satisfaire leurs besoins.

Ces modalités s’installent en fonction des expériences des sujets. Si (en particulier dans leur enfance) ils n’ont connu que des environnements contrôlants, ils auront une tendance à interpréter toutes les situations comme remplies de contraintes.

En conclusion : que fait-on de tout ça ?

La bonne nouvelle, c’est que les orientations et les styles de régulation ne sont pas fixes au cours d’une vie et que l’on peut les infléchir. Lorsque nous sommes adultes et conscients de ce qui nous influence, nous pouvons nous exercer à changer de point de vue, tenter de trouver un environnement qui soit à même de nous être bénéfique, voire d’agir sur celui où nous nous trouvons pour l’améliorer. Autrement dit, nous pouvons nous prendre en main afin que nos besoins (ceux discutés ici et les autres d’ailleurs) soient satisfaits, améliorer notre propre motivation là où cela nous semble utile, tendre vers l’authenticité, et globalement accroître notre bien-être. L’introspection, la pleine conscience, la méditation sont des outils précieux en ce sens.

Par rapport aux sujets déjà traités dans d’autres articles, la Théorie de l’Autodétermination construit me semble-t-il un pont entre la Théorie de la Désintégration Positive, où il s’agit de construire sa propre personnalité en choisissant de façon autonome et en intégrant les valeurs auxquelles on croit, et le sujet des traumatismes complexes, qui résultent en grande partie d’un manque de validation, autrement dit d’un environnement qui néglige ou contrecarre nos besoins psychologiques de base. La TAD leur donne à mon sens un éclairage supplémentaire et montre comment on peut passer de l’extrême le plus négatif à l’extrême le plus idéal en jouant quasiment sur les mêmes éléments.

Dans les prochains articles, qui constitueront les volets pratiques de cette thématique, nous essaierons de voir comment nous pouvons utiliser les concepts expliqués ici afin de comprendre nos propres schémas de motivation, expliquer peut-être certaines formes de procrastination et passer en revue quelques applications réelles de la théorie, dans l’enseignement ou dans le monde professionnel.

Mais bien sûr que ça sert à quelque chose tout ça ! Ne regrettez surtout pas d’avoir lu jusqu’à la fin ! 😉

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Source :

“Self-Determination Theory – Basic Psychological Needs in Motivation, Development, and Wellness”, livre de Richard M. Ryan et Edward L. Deci

One Reply to “La Théorie de l’Autodétermination – 1ère Partie”

  1. Passionnant tout ça !

    Ce modèle m’aide à comprendre en quoi mes besoins d’autonomie et de relatedness entrent parfois en conflit et comment cela se traduit au quotidien.

    Ayant passé la majeure partie de mon enfance et toute mon adolescence dans une secte, j’ai aussi apprécié les passages sur les milieux de développement stricts et coercitifs. Le modèle m’aide bien à comprendre comment le contrôle externe interagit avec les besoins fondamentaux d’autonomie et de relatedness. Cela me donne de nouvelles pistes de compréhension concernant certains blocages dans ma vie actuelle, 20 ans après mon départ de la secte. J’ai en tout cas l’impression d’avoir plus de cartes en main !

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