Virus de l’esprit et autres mèmes
Vous avez certainement déjà entendu parler de “mèmes”. En lisant ce mot, vous avez probablement des images de chatons mignons ou le visage de Gene Wilder en Willy Wonka dans Charlie et la Chocolaterie (“Tell me more…”) qui vous viennent en tête. C’est tout gentillet et apparemment sans danger, alors pourquoi ce titre de “virus de l’esprit”? Et bien parce que le terme “mème” représente une réalité tellement plus large que ces petites images et textes qui sont “tendance”, s’échangent à toute vitesse sur les réseaux sociaux, et ont le vent en poupe sur le net. Si l’on comprend ce qu’est véritablement un “mème”, on commence à entrevoir des implications qui défient parfois carrément l’imagination; notre vision du monde peut en être radicalement changée.
En effet, les “mèmes” et leurs conséquences sont partout. Ce terme recouvre tout ce qui est transmis par imitation, par copie, en dehors du domaine génétique. Les “mèmes” pourraient bien être le principal moteur de l’évolution des cultures et des civilisations, être un des ingrédients de la transmission des traumas transgénérationnels. En tout cas leur compréhension est utile au choix de techniques de communication ou d’arguments percutants, et donne un bon éclairage sur comment gérer la traditionnelle conversation autour de la table de Noël avec votre tonton complotiste préféré. Alors je vous invite à laisser les petits chatons ronronner dans leur panier et à découvrir ce que signifie vraiment ce concept.
Au commencement était le gène…
Il faut tout d’abord faire un détour par la biologie et la génétique pour établir quelques notions communes, et ensuite nous en viendrons aux “mèmes”. Car ce dernier terme a été inventé par le biologiste et éthologiste Richard Dawkins. Celui-ci est connu pour sa théorie du “gène égoïste” (attention, pas du gène de l’égoïsme, qui rendrait son porteur égoïste, rien à voir). Ce qu’elle dit en substance c’est que la concurrence entre individus qui mène à la sélection naturelle et à l’évolution des espèces ne se joue pas tant au niveau des organismes (animaux, plantes, microbes) dans leur intégralité, mais au niveau du gène. Après tout, c’est bien le gène, l’ADN, qui verra sa transmission interrompue en cas d’insuccès ou s’amplifier en cas de succès. Dès lors on peut voir l’évolution “à vue de gène”, depuis son point de vue. Il apparaît alors que ce petit bout de code est égoïste, qu’il cherche à se propager pour son propre avantage et non au bénéfice de l’espèce qui le porte. Ce n’est pas que ces fractions d’ADN aient une volonté propre, c’est juste qu’elles n’ont que deux options dans ce monde cruel: prospérer ou disparaître. Leur seule fonction étant d’être présentes à la génération suivante, on peut dire que leur “but” est de se faire reproduire, égoïstement.
Le gène est ainsi ce qu’on appelle un réplicateur, que l’on peut définir comme “une entité capable de se reproduire à l’identique”. Ce réplicateur n’existe cependant pas par lui-même et a besoin d’un véhicule pour le contenir et le reproduire (ici l’ADN, la cellule ou l’être vivant selon le point de vue où l’on se place). Si l’entité est capable de se reproduire à l’identique, elle est aussi capable de temps à autre de ne pas se reproduire à l’identique, et c’est à ces occasions qu’une possibilité d’évolution apparaît. Si le nouveau gène confère à son hôte des caractéristiques qui fonctionnent bien en interaction avec son environnement, le gène aura toutes les chances d’être transmis, alors que si son porteur s’en trouve moins bien loti il disparaîtra simplement.
Les réplicateurs ont donc trois propriétés fondamentales:
- Variation: Il doit y avoir des copies imparfaites du réplicateur qui introduisent de la diversité et donc des créatures différentes les unes des autres;
- Sélection: L’environnement dans lequel se trouvent les créatures fait qu’elles ne peuvent pas toutes survivre; certaines sont avantagées par rapport aux autres dans cet environnement particulier;
- Rétention (ou hérédité): Les petits doivent pouvoir hériter des caractéristiques de leurs parents (patrimoine génétique menant à un phénotype particulier).
Si ces trois conditions sont présentes, les caractéristiques utiles à la survie tendent à se répandre dans la population au fil des générations. Et dans ces circonstances, l’évolution biologique est simplement inévitable, elle doit se produire, nécessairement. C’est un algorithme (comme le décrit le philosophe Daniel Dennett) qui n’a besoin d’aucune supervision, ne suit aucun but préétabli, pas de grand plan, de grand dessein et se déroulera fatalement. Dawkins quant à lui compare l’évolution à une “ascension du Mont Improbable”, au cours de laquelle des créatures de plus en plus étonnantes (et impensables, car honnêtement il faudrait une dose positivement impossible d’imagination pour inventer tout ce que cet algorithme a produit) apparaissent.
Il est important de souligner que “évolution” ne signifie pas de s’acheminer vers quelque chose de mieux. Tout ce que peut produire le processus, c’est quelque chose de toujours plus complexe. Un oiseau n’est pas “mieux” qu’un dinosaure. Donc redisons-le, les gènes se font reproduire dans leur propre intérêt et pas dans celui de l’espèce qui les porte.
Et Dawkins créa le mème.
A la fin de son livre “The Selfish Gene”, Dawkins posa enfin la question cruciale: les gènes sont-ils les seuls réplicateurs sur notre planète? N’en trouverons-nous d’autres que dans d’autres systèmes planétaires? Et la réponse qu’il a apportée est: non, il existe en fait un second réplicateur bien terrien, et même bien humain, qu’il nomma “mème”.
Nous n’arrêtons pas de copier, de reproduire des choses, des comportements, des mots, des idées, des chansons, des danses, des façons de faire de la poterie. Toutes ces choses qui sont copiées constituent des réplicateurs, des “mèmes” en particulier. On pourrait les nommer “unités de transmission culturelle”, mais il y a un élément qui leur est intimement lié, les explique et les rend singulières : l’imitation.
La capacité à imiter est un ensemble de compétences bien plus complexe qu’il n’y paraît. Peu d’animaux en disposent, et aucun autre que l’humain ne peut les utiliser à la même échelle, pas même nos proches parents chez les grands primates. Il n’est pas question ici de la capacité d’apprendre en général (par exemple par essai et erreurs ou par conditionnement), qui est plus commune, mais de la possibilité d’imiter ce qu’une autre personne est en train de faire (disons une chorégraphie) ou a fait (par exemple une excellente quiche que vous allez tenter de copier une fois à la maison). L’imitation permet non seulement la transmission de comportements, mais sous une forme plus subtile, elle permet de transmettre des idées, des compétences et globalement tout type d’information. Elle a au fil du temps créé ses propres outils pour permettre encore plus d’imitation, les langues que nous parlons, les alphabets que nous utilisons, les e-mails ou vidéos en ligne que nous produisons. Tous ces procédés ont été créés par un assemblage de plus en plus complexes de choses imitables et imitées, des regroupements de “mèmes”.
C’est cela, un “mème”, qui se définit donc comme une “unité de transmission culturelle passée par imitation”, ou tout ce qui peut être imité.
En réalité “mème” est une abréviation de “mimème”. Mais dans un effort pour faire rimer “mème” avec gène en anglais, Dawkins a créé cette abréviation, pour le meilleur comme pour le pire. Si j’écris “mème” entre guillemets, ce n’est pas par honte du terme; c’est juste qu’en français c’est un choix infortuné qui n’est pas très lisible et manipulable. Nous avons déjà le mot “même”, qui est partout, vu qu’il sert d’adjectif, d’adverbe, de pronom… A peine une moitié d’accent circonflexe sépare les deux mots. Cela embête même les anglophones qui se trouvent bien ennuyés de se voir rediriger vers la grammaire française lorsqu’ils tapent “meme” sur un moteur de recherche, qui via Internet ne connaît aucune frontière linguistique et aucun accent. Je décrète donc que le mème de cette abréviation est un mauvais mème, et je m’attacherai à utiliser “mimème” par la suite dans un souci de faciliter la lecture.
Mimème, gène – Tous réplicateurs? Même combat? En route vers la science mémétique?
Nous avons défini le réplicateur comme une entité capable de se reproduire à l’identique. Est-ce bien le cas du mimème? Certainement, oui. On peut reproduire la chorégraphie de “Single Ladies” de Beyoncé ou réciter “Le Corbeau et le Renard” de Jean de La Fontaine à l’identique (dans le second cas, encore 350 ans plus tard…).
Un réplicateur doit avoir 3 caractéristiques: variation, sélection, rétention (hérédité). Notre mimème est champion en variation. Des modifications sont sans cesse apportées aux mimèmes, dans leur substance, ou dans leurs associations. C’est un des moteurs de la créativité et c’est pour cela que l’évolution culturelle est bien plus rapide que l’évolution biologique. Il est de plus soumis à une grosse pression sélective. Les mimèmes sont en compétition pour leur survie; vu qu’il y a une grande variabilité, il finirait par exister plus de mimèmes qu’il n’y a de place disponible dans les cerveaux; nombre d’entre eux doivent disparaître. Et pour déterminer ceux qui sont gagnants ou perdants, il faut qu’ils se répandent partout, qu’ils sautent de cerveau en cerveau, comme “Jingle Bells”, en empêchant d’autres de s’y loger à leur place (il y a forcément des tas d’autres chansons de Noël en plus de la demi-douzaine qu’on fredonne habituellement qui ne sont pas passées à la postérité, et la preuve, c’est qu’on ne les connaît pas!). Et quant à la rétention, malgré les variations, une grosse partie de ce qui est copié au travers des mimèmes persiste.
Nous pouvons donc conclure (du moins raisonnablement) que nous sommes bien en présence d’un second réplicateur.
Il y a toutefois des subtilités ici qui différencient le réplicateur qu’est le mimème par rapport à celui que constitue le gène; il n’est d’ailleurs ni bon ni utile de chercher trop loin leurs similitudes. Parmi les divergences, il y a notamment le fait que l’on peut dans le cas d’un mimème copier les instructions (une recette de cuisine pour une quiche) et/ou copier le produit (la quiche qu’on a mangée) alors que dans le cas du gène seule l’instruction sera jamais copiée (en tant que portion d’ADN). Par ailleurs, le gène avait un seul type de véhicule alors que le mimème n’est pas difficile: il aime se loger avant tout dans les cerveaux, mais aussi dans les livres, les publicités, les photographies, les réseaux sociaux et même dans la pierre des monument si l’on en croit Victor Hugo (le chapitre “Ceci tuera cela” de “Notre-Dame de Paris” est une belle analyse mémétique avant l’heure). Enfin, il est difficile de déterminer ce qui constitue une unité de mimème. Si l’on songe à la Cinquième Symphonie de Beethoven, dont tout le monde connaît les fameuses quatre premières notes, doit-on considérer que l’ensemble du morceau est un mimème ou bien l’ouverture est-elle à elle seule un mimème? Les deux. De toute façon, nous verrons que les mimèmes ne voyagent pratiquement jamais seuls. Du reste, il y a toujours des débats pour savoir où commence et où s’arrête techniquement un gène…
Ces critiques sont probablement à l’origine du peu d’essor de la mémétique en tant que discipline. Lorsque l’on pense que le mimème date de 1976 (enfin, le terme, le mimème existe depuis que l’humain a développé la capacité d’imiter, donc il y a plusieurs dizaines, et peut-être une centaine ou deux de milliers d’années), on se demande comment il a fini par être relégué au rang de “vidéos de chatons mignons” au lieu d’être sur toutes les lèvres ou au moins d’être enseignée largement dans les sciences sociales. Certes, il est difficile voire impossible d’en faire une science aussi bien codée que la génétique, mais ce n’est d’ailleurs pas le but. Quelques universitaires de bonne réputation ont crié à la “pseudoscience”, sans s’attarder au fait que ce n’était pas (encore) une science et souvent en comprenant mal certains arguments. Et nous verrons plus tard que ce genre de déclaration choc est un mimème puissant, capable de faire mordre la poussière au mimème original que constituerait la mémétique. Il y a aussi que la théorie du gène égoïste dont dérive la mémétique, même si elle est assez largement acceptée, a ses controverses également, dans lesquelles se trouve empêtrée sa théorie nièce.
Reste que la mémétique ouvre les yeux à des idées fascinantes, et la plus importante à mon sens est celle-ci: comme les gènes, les mimèmes se reproduisent dans leur propre intérêt, et non au bénéfice de l’espèce qui les crée et les multiplie.
Les mimèmes se reproduisent dans leur propre intérêt
Laissez-moi vous le répéter, le paraphraser, l’écrire en grand, l’expliquer et l’exemplifier, parce que à ce stade, je ne suis pas sûre que vous ayez bien capté l’énormité de la chose: les mimèmes se propagent dans leur propre intérêt et pas pour notre bien; les unités de culture s’installent qu’elles soient ou non bonnes pour l’Humain; les idées se répandent indépendamment du fait qu’elles soient bonnes, justes, ou au profit de l’Humanité.
Le mimème a les trois caractéristiques essentielles du réplicateur (variation, sélection, rétention), or selon Dawkins, Dennett et bien d’autres, cela signifie que dans ces circonstances l’évolution culturelle doit inévitablement se produire, sans grand plan, sans grand dessein, sans but, sans supervision, sans aller vers un “mieux”, juste vers toujours plus de complexité en vertu d’un “bête” algorithme. Notre vie entière, nos sociétés, nos systèmes économiques sont organisés par des principes qui sont apparus spontanément, sans contrôle d’ensemble, avec une certaine logique, toutefois, mais sans considération pour le fait que ces principes soient bénéfiques ou non aux Humains.
Nous avons tendance à penser que notre culture ou notre civilisation va dans le sens du perfectionnement perpétuel à notre profit. Cela est en soi un mimème que nous partageons largement et qui influence notre façon de voir les choses. Et pourtant, il n’y a pas à aller bien loin pour trouver des exemples de mimèmes qui ne sont pas bons pour nous (du tout). Notre culture occidentale, avec ses excès, sa manie de la productivité, son extractivisme débridé, son consumérisme et ses autres dérives ont amené l’Humanité au bord du précipice. En découle non seulement le problème du bouleversement climatique, mais aussi le fossé des inégalités qui se creuse, ou encore les diverses épidémies liées à notre mode de vie sédentaire, stressant, de plus en plus vide de sens…
Si l’on regarde un petit peu plus loin dans le passé, il y a un événement majeur de l’évolution humaine qui reste à ce jour inexplicable: l’adoption massive de l’agriculture il y a environ 10.000 ans. Nous sommes assez convaincus que l’invention du mimème de l’agriculture a représenté un progrès pour nos ancêtres, en leur assurant une sécurité alimentaire. Sinon, s’il n’y avait pas d’avantages pour eux, pourquoi changer si radicalement de mode de subsistance, n’est-ce pas? Et bien les preuves archéologiques et anthropologiques tendent à prouver que l’agriculture a en fait représenté un recul dans la santé des humains. Il semblerait que les squelettes de cette période soient de taille inférieure à ceux de leurs prédécesseurs, et montrent plus de signes de carences et de maladies. Leurs propriétaires étaient par ailleurs décédés plus jeunes. Les scientifiques ont calculé que trouver sa nourriture demande deux fois et demi moins d’énergie et de temps à un chasseur-cueilleur qu’à un agriculteur, et pas seulement un agriculteur du néolithique. Le rendement du travail agricole n’a augmenté que peu jusqu’à la motorisation des engins et à l’usage d’engrais de synthèse (avant qu’on y mette des énergies fossiles en d’autres termes); il y a bien sûr eu des progrès techniques en cours de route et le recours aux bêtes de trait a dû aider, mais pas assez pour expliquer que l’on ait persisté dans l’agriculture pendant plusieurs milliers d’années. Et encore aujourd’hui bien vivre de son labeur reste un défi pour les agriculteurs.
Un chasseur-cueilleur passe semble-t-il environ quatre heures par jour à trouver sa subsistance, contre dix heures pour un agriculteur. Autrement dit, les premiers ont plus de temps libre et sont mieux nourris, avec notamment une diversité de nutriments bien supérieure (des dizaines de types de plantes et plusieurs sortes d’animaux). L’agriculture a échangé la diversité contre la quantité, sans songer aux carences et sans avoir connaissance des risques de dépendance à un seul type de plantation en cas de maladie qui annihile les récoltes (probablement d’ailleurs que l’agriculture a inventé la famine…). C’est plus dur de cultiver la terre, c’est moins bénéfique, ça permet à tout un tas d’autres problèmes de se créer (notamment la notion de propriété privée, l’apparition de classes sociales de possédants aisés et de travailleurs subsistant à peine), et malgré tout une fois qu’on a tenté le coup on a continué jusqu’à ce jour sans regarder en arrière. Pourquoi diable?
Pour qu’une idée si étrange s’installe, il a suffi qu’un trouve ça cool au départ, différent, plus malin, à la mode, intéressant, ou que sais-je d’autre, et par la suite il a suffi qu’on reste persuadé que c’était la meilleure chose à faire, et que la civilisation résultante construise des barrières pour se maintenir d’elle-même. Et tout ça à cause d’un petit mimème, qui est venu d’on ne sait où, sans plan, sans dessein, pas pour notre mal, mais pas pour notre bien non plus. Mais qu’est-ce qu’il a eu du succès!
On commence à entrevoir pourquoi les mimèmes peuvent être comparés à des virus de l’esprit. Les virus utilisent les cellules de leurs hôtes pour se reproduire en leur injectant de l’ARN qui sera copié pour ensuite infecter d’autres personnes, et les mimèmes utilisent les esprits en leur injectant des unités de culture qui seront copiées et répétées pour ensuite contaminer d’autres personnes. Ici il faudrait imaginer toutefois que tous les virus capables de se fixer sur les cellules humaines ne sont pas pathogènes, car tous les mimèmes ne sont pas intrinsèquement “mauvais”. Mais le phénomène est semblable et dans les deux cas le bénéfices pour l’humain est au mieux secondaire.
Mimème ou gène, qui est le patron?
Pendant longtemps, on a pensé que sans avantage pour les gènes, aucune évolution sociale n’avait lieu. C’est cette fameuse idée selon laquelle la marche du progrès nous bénéfiecerait forcément en tant qu’homo sapiens, animal bipède. C’est une idée encore fort répandue et qui s’est opposée au développement de la mémétique. Il n’est pas contesté que les gènes sont un moteur important, mais de toute évidence, aujourd’hui nous en sommes à un stade où notre évolution sociale pourrait culminer dans l’extinction de l’espèce humaine, emportant avec elle maintes autres espèces. En quoi risquer la disparition bénéficierait à nos gènes ou à ceux d’autres créatures, mystère et boule de gomme. En la matière, le mimème semble bien mener la danse sans considération pour les gènes. Ceux qui rêvent au transhumanisme employant la génétique contribueraient également à faire passer le mimème loin devant le gène s’il n’y est pas déjà. Cette doctrine voudrait nous rendre plus performants, plus compétitifs, meilleurs… Mais selon quels critères? Selon les mimèmes que notre société tient comme “bons”, des croyances en la productivité, dans le rendement, dans l’optimisation, et qui nous menacent à grande échelle aujourd’hui. Cela reviendrait à subordonner les gènes aux mimèmes et finalement c’est la culture qui assurerait en priorité sa pérennité, pas notre patrimoine génétique.
Il n’y a pas préséance ou de patron à proprement parler, seulement des situations qui profitent plus aux gènes qu’aux mimèmes et inversement. A l’occasion, mimèmes et gènes peuvent évoluer de concert, s’influencer l’un-l’autre. Notamment, nous choisissons nos partenaires en fonction de leurs mimèmes (parce que nous aimons certains traits de leur personnalité, certaines valeurs, certains centres d’intérêts, leur succès professionnel, …) mais au final si le couple a des enfants, ce sont les gènes qui sont passés en première intention, pas les mimèmes. L’auteure Susan Blackmore va jusqu’à suggérer que le langage se serait développé en raison de la pression mémétique et que le cerveau humain aurait gagné en volume (en particulier au niveau du cortex frontal) pour cette raison. Mais ces hypothèses dépassent notre sujet (pour l’instant).
Mimèmes en bandes organisées – Mèmeplexes
J’en ai touché un mot déjà, les mimèmes comme les gènes préfèrent les voyages en groupe. Les gènes ne se trouvent jamais seuls, mais organisés dans de longues séquences d’ADN, dans des chromosomes. Les mimèmes ne sont jamais vraiment seuls non plus, et cela les rend d’autant plus puissants. Déjà ils peuvent s’accoler à des impératifs biologiques (tels que nourriture, sexe ou pouvoir). Les mimèmes liés à ces impératifs se propagent et se mémorisent plus facilement que les autres. Ils attirent particulièrement l’attention.
Les mimèmes “s’accrochent” aussi les uns aux autres. Les idées et informations cohérentes entre elles forment des mèmeplexes, un agrégat de mimèmes co-adaptés, et peuvent être copiées ensemble. Par exemple le végétarianisme marche généralement de concert avec plusieurs idées, le souhait de réduire la souffrance animale, de réduire son empreinte écologique, de réduire les risques de certaines maladies cardiovasculaire, etc. Les religions sont des mèmeplexes particulièrement élaborés qui reposent sur une ensemble de croyances et de prescriptions (alimentaires, matrimoniales, sociétales, etc) qui ont une certaine cohérence interne. Notre culture, notre fonctionnement sociétal, a vu le jour par l’accumulation de mimèmes qui s’entraînent les uns les autres (comme je l’évoquais précédemment, le développement de l’agriculture va avec la sédentarité, l’apparition de la propriété privée, des classes sociales, de religions organisées étroitement liées au pouvoir temporel, le développement de villes, l’invention de l’écriture et un jour de l’imprimerie puis d’Internet, etc, etc, etc). Ce que j’ai nommé « Syndrome de la Checklist » est un mèmeplexe à sa façon. Une innovation a mené à une autre, inlassablement, inexorablement, et l’ensemble est devenu de plus en plus complexe. Et tout cela est un gros mèmeplexe plutôt cohérent à vue de mimème. L’évolution culturelle suit donc une forme de déterminisme, par lequel une longue chaîne de causes et de conséquences nous a amenés là où nous sommes, sans réel contrôle (attention, au passage, déterminisme et fatalisme, prédétermination ou prédestination ne recouvrent pas du tout la même chose).
Des mimèmes qui ne sont pas directement liés les uns aux autres peuvent se “pousser” l’un l’autre. Par exemple ce que recommande une personne célèbre a plus de chance d’être adopté, non seulement parce qu’elle a accès à une plus large tribune, mais aussi parce qu’il existe une tendance à copier ceux qui ont du succès (dans le but d’atteindre soi-même le “succès”) ou dont on aime l’image. On fait monter beaucoup de mimèmes sur les épaules de “l’altruisme” (enfin, une certaine conception de l’altruisme). Une personne polie et agréable, un voisin sympa par exemple, a plus de chance de répandre un mimème parce qu’on l’écoutera plus volontiers. On se sentira probablement redevable envers une personne serviable, l’une des façons de “payer sa dette” étant d’adopter certaines de ses vues. Mais aussi beaucoup de prescriptions sont faites sur le compte de “les bonnes personnes font…”, “les gentils enfants se taisent quand les grands parlent”, etc.
Quelques exemples
Le fait que plusieurs mimèmes voire mèmeplexes soient compatibles entre eux évite ou diminue la dissonance cognitive au niveau individuel. Cela entraîne également que certains arguments sont puissants auprès de certains et tout à fait inefficaces voire avec des effets contraires chez d’autres. Reprenons notre tonton complotiste de l’introduction. Son neveu ou sa nièce bien attentionné lui a préparé tout un tas de références d’articles, de livres et podcasts destinés à lui montrer que sa paranoïa n’est pas justifiée. C’est compter sans le fait qu’il y a une différence fondamentale entre tonton et le jeune à table à côté de lui: le second a un mimème qui l’incline à croire en l’indépendance de la presse et au recoupement de l’information, et le premier en a un qui le pousse à penser que les journalistes sont des vendus et que la prolifération des sources contraires à son opinion est une preuve de l’ampleur de la conspiration. Et donc ça ne sert à rien de lui présenter des arguments de ce type; ça ne peut simplement pas marcher, ce n’est pas compatible avec son mèmeplexe personnel. Il faudrait trouver ce qui l’a rendu si méfiant au départ et agir plusieurs étages plus bas pour modifier certaines croyances fondamentales (qui sont probablement liées à des émotions, donc vraiment très incrustées). Donc voilà, il vaut mieux juste éviter le sujet.
Dans le même esprit, le fait que certains scientifiques reconnus aient décrit la mémétique comme une pseudoscience a pu suffire à enterrer la question prématurément. C’est que les personnes qui croient en la science et prennent l’autorité de certains de ses représentants comme une garantie ne voudraient certainement pas se faire taxer de crédulité. Ils ne croient pas à l’homéopathie ou à la lithothérapie, ce n’est pas pour tomber dans le panneau de la mémétique, pensent-ils. Et donc ils n’iront pas examiner les arguments et contre arguments sur le débat. Dommage, un mimème intérressant a mordu la poussière. C’est un bel exemple de “Loi de Brandolini”, où il est devenu très difficile de déconstruire le mimème de la pseudoscience, parce qu’il a été affirmé avec plus d’aplomb que le mimème original.
Dernière petite considération: pour résoudre les problèmes devant lesquels nous nous trouvons, de la crise climatique aux inégalités sociales en passant par le stress et le burnout, nous ne pouvons espérer avoir de succès en traitant ces sujets séparément. La raison est qu’ils appartiennent à un mèmeplexe dans lequel ils ne sont pas au coeur, mais en périphérie. Il faudrait s’attaquer au centre du mèmeplexe, avec une réflexion plus en profondeur (et si je savais exactement ce que c’était, j’écrirais des articles sur les solutions et pas sur la mémétique, croyez-moi). Nous avons besoin de changer de vision, sans quoi le tronc de cet arbre mémétique continuera de produire des feuilles malades. Quelle est sa réponse à nos épreuves? Toujours les mêmes mimèmes de fond: de la croissance (économique bien sûr, mais verte cette fois, promis juré); de la technologie (ou, mais qui apporte des solutions énergétiques – apparentes – tout en permettant des bénéfices financiers); de la croissance (ah tiens, encore, et toujours économique, mais équitable cette fois, promis juré). Et ça ne peut pas marcher, vu qu’on ne change pas le fond du problème, qui réside dans quelques mimèmes que nous partageons largement et dont nous ne pouvons plus voir qu’ils ne sont que cela, des idées, et qu’ils ne constituent pas la seule et la meilleure façon pour l’humanité de poursuivre sa course.
“Il est devenu plus facile d’imaginer la fin du monde que d’imaginer la fin du capitalisme.”
(Attribué à plusieurs auteurs différents)
Le(s) mimème(s) de la fin
Il y aurait encore beaucoup à dire sur les mimèmes, surtout si on leur fait quitter leur sphère publique initiale pour s’intéresser à ce qu’ils font directement dans les esprits. Nous y reviendrons probablement dans un autre article.
En attendant, j’espère avoir pu vous faire entrevoir que les idées, les coutumes, les modes, les cultures ou les sociétés ne s’élaborent ni ne se transmettent dans l’intérêt de l’humanité. Il y en a de meilleures que d’autres, et surtout de plus mauvaises que d’autres, c’est tout. Les mimèmes se propagent de façon égoïste. Comme le pressentait Victor Hugo:
“C’est que toute pensée, soit religieuse, soit philosophique, est intéressée à se perpétuer, c’est que l’idée qui a remué une génération veut en remuer d’autres, et laisser trace.”
(Victor Hugo, “Notre-Dame de Paris”, Livre V Chapitre 2, “Ceci tuera cela”)
Ce n’est pas tant la volonté ni la prérogative des gens (dont V. Hugo ne parle quasi pas dans son texte) qui ont produit ou adopté ces idées de les faire perdurer, mais le seul but des idées en elles-mêmes.
Enfin, le vrai mimème de la fin revient à Susan Blackmore, auteure de “The Meme Machine” (“La Théorie des Mèmes” dans sa traduction française, mais ça claque moins que “La Machine à Mèmes”), dont l’essentiel de cet article s’inspire:
Métacosme est un blog dont le but est de mettre à disposition des lecteurs francophones des informations de cheminement personnel et un éclairage psychologique et philosophique original.
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Ressources:
- « The Meme Machine », livre de Susan Blackmore
- « Consciousness », livre de Susan Blackmore et Emily Troscianko
- « Determined », livre de Robert Sapolsky (à la date de cet article, je n’ai pas fini de le lire, mais ce que j’en ai lu jusque là est bigrement intéressant)
- « The Myth of Normal », livre de Gabor Maté
- « Les Grandes oubliées de l’histoire », livre de Titouan Lecocq (en particulier, en lien avec cet article, il y a un passage sur l’invention de l’agriculture et comment cela a modifié les coutumes en matière d’espacement des grossesses, passant d’environ une naissance tous les quatre ans et à un rythme beaucoup plus soutenu)
- « Christophe Colomb et autres cannibales », livre de Jack D. Forbes (l’auteur y développe la notion de « Wétiko », c’est-à-dire le mèmeplexe le plus commun parmi les conquérants européens du continent américain. Les peuples natifs d’Amérique avaient une conception totalement différente du monde et ont été abasourdis par celle de leurs « visiteurs », qui les faisait se sentir autorisés à exploiter tout, nature humains, espace, … Le Wétiko est donc à la fois une maladie de l’esprit et le « cannibale » qui en résulte, qui extrait la vie partout où elle est).
- « Beyond Civilisation », livre de Daniel Quinn