7 manières qu’a le trauma d’être contagieux
Une des grosses difficultés lorsqu’il s’agit d’évaluer si l’on souffre d’un traumatisme complexe, c’est qu’il n’est pas toujours possible de pointer du doigt quelque chose qui nous serait arrivé, personnellement, ni d’isoler une suite d’événements particulière. Il y a plusieurs raisons à cela, et l’une d’elles est que dans certains cas nous pouvons « hériter » d’un traumatisme ou être contaminés.
Un syndrome de stress post-traumatique dit « simple » (SSPT), lié à un événement unique ou délimité dans le temps, peut être transmis à son entourage, en particulier aux plus jeunes, par répétition de micro-événements, sous une forme « complexe ». Ce second type de trauma peut également se perpétuer chez d’autres, d’une façon saillante, ou au contraire « en creux », de façon très subtile, au sein du foyer ou au travers de la Société, et même infiltrer nos cellules. On peut alors parler de traumatisme intergénérationnel. Il peut par ailleurs être individuel ou collectif.
Il n’est pas vraiment nécessaire de savoir ce qui est arrivé, à qui, quand ou pourquoi pour surpasser un traumatisme qui aurait été transmis. L’important est de prendre conscience que nos comportements peuvent ne pas être optimaux pour nous permettre de nous épanouir et d’en adopter d’autres qui nous servent mieux. Toutefois, il est plus simple d’entreprendre ce travail si l’on est averti des mécanismes par lesquels les traumatismes se produisent et se transmettent. Penchons-nous sur la question.
Rappel sur le trauma
On n’insistera jamais assez sur le fait que le traumatisme ne désigne pas les événements qui se sont produits, mais bien la façon dont ils ont été vécus et les traces douloureuses que cette expérience a laissé. Le traumatisme complexe correspond aux blessures causées par des événement répétitifs, qui peuvent être objectivement graves, comme des violences conjugales ou des châtiments fréquents infligés à un enfant, ou plutôt subtils, comme des remarques qui font sentir à la personne qu’il n’est pas OK d’être elle-même, ne lui permettent pas de se sentir validée, donc négligent voire contrecarrent ses besoins d’autonomie, de compétence ou de relation à autrui.
Les mêmes événements (uniques ou répétés) n’auront pas les mêmes conséquences selon les personnes, car le traumatisme se forme au confluent de plusieurs éléments :
- La gravité des faits : par exemple une agression violente, survivre à un attentat ou à un accident qui aurait pu être mortel sont des événements qui ont menacé notre survie à court terme et fortement mobilisé notre système nerveux autonome, d’où une réponse traumatique potentiellement forte.
- La fréquence des faits : entendre jour après jour que l’on est bête, ou moche, ou gros, ou insignifiant ou qu’on n’a pas la « bonne » couleur de peau peut finir par laisser des traces alors que si cela n’arrivait pas systématiquement, cela ne sera pas perçu comme une menace.
- Le degré d’impuissance : si l’on peut agir pour se défendre de ce qui arrive, le potentiel traumatisant des événements est diminué, alors que si l’on doit les subir cela accroît le niveau de détresse (l’immobilité physique est un exemple, autant que le fait d’avoir à encaisser les remarques de parents lorsque l’on est enfant parce que l’on dépend d’eux).
- La sensibilité de la personne : le seuil de détection de la menace et l’intensité de la réponse qu’on lui donne varient selon les personnes.
- L’existence d’un traumatisme préexistant : si l’on souffre déjà d’un traumatisme, il y a toutes les chances que notre corps décide de s’engouffrer dans la même stratégie qui, toute inadaptée qu’elle soit, nous a selon lui permis de survivre par le passé. Plus cette voie est empruntée, plus elle se creuse, comme les ravines par où s’écoulent les eaux lors de pluies torrentielles. Le trauma s’entretient donc et devient de plus en plus grave.
Pour éviter de souffrir à nouveau, on développe une stratégie de faire-face ou « coping ». Hélas, cet ensemble de comportements est en réalité inadapté, en ce qu’il s’applique automatiquement à tout un tas de situations où il n’est pas efficace. Cela peut être de l’anxiété face à tout ce qui est nouveau par exemple, or nous avons besoin d’explorer la nouveauté sans la craindre de façon maladive pour avancer. Cela peut aussi se manifester dans des attitudes serviles par lesquelles on tente d’obtenir l’affection de tout le monde et n’importe qui en satisfaisant les besoins des autres au détriment des nôtres (« people-pleasing » ou « fawning »). Et si ces comportements sont inadaptés pour nous, ils le sont aussi pour les personnes que nous côtoyons, et a fortiori pour celles auxquels nous devons montrer l’exemple, nos enfants notamment.
Il est important de garder tout cela en tête pour comprendre comment un traumatisme peut se transmettre, car dans certains cas le « donneur » ne sera l’auteur d’aucun comportement directement visible que l’on pourrait épingler, et rien de « grave » ne se sera produit aux yeux d’un observateur. Néanmoins, des conséquences seront présentes chez le « receveur ».
La contagion directe
La transmission se produit de la manière la plus évidente de personne à personne, souvent au sein de la famille ; on se retrouve ainsi malencontreusement « cas contact », selon un vocabulaire récent. Les comportements inadéquats développés suite au traumatisme (voir par exemple les signes du trauma) sont eux-mêmes potentiellement traumatisants.
Comportements saillants : les abus
C’est la dynamique la plus simple à appréhender. Une personne qui a été traumatisée peut adopter une attitude de lutte (« fight ») perpétuelle, dirigée par sa stratégie de coping principale, et être agressive ou violente avec son entourage. C’est le traumatisme de cette personne abusive qui se manifeste lorsqu’elle inflige des mauvais traitements aux autres, qui peut-être développeront un trauma sur cette base.
Encore une fois, les faits peuvent être plus ou moins évidents (violences physiques) ou subtils et en tout cas se dérouler à l’abri des regards indiscrets (insultes, brimades, …). Dans ce cas, la transmission sera plutôt active, car le « donneur » est à l’origine d’événements potentiellement traumatisants.
Comportements en creux : la négligence
L’absence et l’indisponibilité
Parfois, ce n’est pas ce qui se passe qui nous fait du mal, mais ce qui ne se passe pas. Des personnes traumatisées dans une stratégie de fuite (« flight ») ou d’immobilisation (« freeze ») seront soit carrément absentes, soit indisponibles pour s’occuper correctement de ceux qui auraient besoin d’elles. Une personne dépressive pourrait bien être physiquement présente et même s’occuper très activement des besoins physiques des personnes autour d’elles, mais émotionnellement être indisponible et ne pouvoir apporter la validation nécessaire aux siens. Les addictions sont d’autres signes de trauma qui peuvent devenir les causes de celui d’un proche.
Les « secrets de famille », dont on parle souvent en lien avec les traumatismes intergénérationnels mais qui sont loin d’en être le seul exemple, sont ainsi des zones que l’on refuse de traiter d’un point de vue émotionnel. Pour éviter d’y être confronté, on occultera d’autres pans émotionnels qui pourraient s’en rapprocher.
L’incapacité à valider
Quelqu’un qui n’a pas reçu la validation dont il ou elle avait besoin peut simplement ne pas savoir comment faire pour dispenser de la validation à ceux qui pourtant comptent pour lui ou elle. Ce type de personne pourra sembler distante malgré toute la présence et les bonnes intentions qu’elle a. Par exemple, il y a des familles où les démonstrations physiques d’affection sont prohibées ; quelqu’un qui a été élevé ainsi aura potentiellement du mal à prendre ses enfants dans ses bras et donc à les rassurer, en renonçant à utiliser certains outils qui y contribueraient. Il y a d’autres familles où les émotions n’ont pas leur place ; une fois devenu adulte, on n’est peut-être plus en contact avec les siennes, ou on ne les comprend pas, et donc on a du mal à détecter celles de ses proches et à y répondre adéquatement. C’est en fait aussi une forme de négligence émotionnelle.
L’enchevêtrement familial (dont je parlais à la fin de cet article) est également un phénomène que des personnes traumatisées peuvent inconsciemment créer pour garder ceux qui comptent auprès d’elles. Cependant en agissant ainsi, elles n’autorisent pas les êtres aimés à avoir leurs propres limites, à être des individus à part entière ; ils sont « seulement un morceau de l’ensemble qui n’est pas censé pouvoir exister sans les autres parties ». Dès lors, le besoin d’autonomie des membres de ces familles ne sera pas adéquatement validé ; leur besoin de compétence pourra vraisemblablement être partiellement comblé, mais généralement l’un et l’autre seront mis en opposition avec le besoin d’être en lien avec autrui, d’être accepté au sein de la cellule. Les émotions négatives y sont inacceptables, car elles compromettent l’harmonie de toute l’entité enchevêtrée. Et pourtant, ces familles ont l’air très soudées et exemplaires, mais à bien y regarder, quelque chose ne fonctionne pas. Elles produisent des êtres qui sont peu ou pas conscients de leur identité, de leurs émotions, de leurs volonté ou désirs propres, puisqu’ils n’ont appris agir que dans l’intérêt du groupe.
Ceux que l’on nomme « parents hélicoptères » appliquent malgré eux une tactique similaire. Ils sont de façon inappropriée guidés par la peur, mais moins celle de l’abandon que celle de l’échec. Ainsi, ils volent à la rescousse de leurs bambins avant même qu’ils aient pu être confrontés à la moindre difficulté, et encore moins à la moindre erreur. Le message involontaire que l’enfant reçoit est qu’on ne croit pas en ses capacités, qu’il ne peut rien réussir seul. Il ne peut acquérir les compétences nécessaires et donc combler le besoin lié. Le manque d’estime et de confiance en soi du parent se transmet ainsi à sa progéniture.
On pourrait certainement ajouter de nombreux autres exemples à cette liste, comme celui de personnes qui espèrent que leurs enfants endosseront la passion ou la carrière qu’ils n’ont pas pu eux-mêmes concrétiser, ce qui revient de nouveau à mettre en opposition les besoins d’autonomie et de relation à autrui (acceptation). D’autres pourraient communiquer une peur irrationnelle d’un événement dont ils ont été victimes en instaurant des règles très rigides visant à protéger les êtres chers de cette hypothétique menace.
L’incapacité à valider se manifestera vraisemblablement plus chez des personnes dont la stratégie de coping est de type « fawning » (soumission).
« Ce qui a marché pour quelqu’un d’autre avant marchera pour moi »
Vous vous souviendrez que la Théorie Polyvagale propose le concept de neuroception. Il s’agit d’un phénomène par lequel notre système nerveux autonome (SNA) capte des informations dans notre environnement pour nous renseigner sur ce qui nous entoure. Ainsi, nous recevons des signaux sur d’éventuelles menaces ainsi que sur le sentiment de sécurité et la disponibilité à la co-régulation du groupe humain dans lequel nous nous trouvons. La neuroception se produit sans l’intervention de notre conscience. Lorsque l’information neuroceptive reçoit un traitement cortical, elle se transforme en perception. Notre cerveau crée une histoire pour expliquer et verbaliser les signaux reçus.
Parmi les indices captés par la neuroception, il y a une partie des subtils changements émotionnels des personnes autour de nous, manifestés dans le ton de leur voix, leurs mimiques, etc. En quelque sorte, nos SNA « se parlent » les uns aux autres, de sorte que sans en être conscient, on reçoit des indices sur l’état vagal des autres personnes (vagal ventral : sécurité ; sympathique : mobilisation pour la fuite ou la lutte ; vagal dorsal : immobilisation et désengagement). Lorsque nous sommes régulièrement en présence des mêmes personnes (nos parents principalement, mais aussi nos conjoints, etc), nous finissons par percevoir les situations qui déclenchent les diverses réactions et nous en tirons des conclusions.
Dans ce même article, j’expliquais que le SNA réagit à une vitesse de l’ordre du réflexe pour garantir notre survie sans se préoccuper de savoir si la réponse qu’il génère (stratégie de coping) est rationnelle. Il ne peut juger en terme de bien ou mal, mais simplement en terme de « ça marche pour garantir la survie ou pas ». Et c’est là en partie que se développe le trauma : si une tactique a marché par le passé, le corps n’y regarde pas à deux fois et réitère la même chose. C’est ainsi que l’on est piégé dans une seule stratégie au lieu de les utiliser toutes à bon escient.
Et notre système va un cran plus loin : vu qu’il sait quelles réactions adoptent ceux qui qui comptent pour nous dans telle et telle situation, pour lui, adopter les mêmes états et comportements est une voie plus sûre pour garantir notre survie, puisque cela a marché pour ceux qui s’occupent de nous. Si cela les a aidé à survivre, cela nous aidera aussi. Et de nouveau, peu importe si cela est rationnellement adapté. Vu que nous n’avons pas tous les éléments pour créer une histoire explicative valable autour de ces comportements, nous ne pouvons pas non plus les analyser correctement, et donc nous pouvons rester relativement inconscients des conduites que nous adoptons par ce biais. Nous pourrions nous dire « c’est comme ça qu’on fait ; c’est la bonne façon de réagir » et donc ne pas remettre les réactions en question.
Ainsi, nous pouvons ressentir des émotions qui ne sont pas les nôtres et agir en fonction d’elles, jusqu’à nous les approprier, comme si elles nous avaient été transplantées. Dans certains cas, l’imitation que nous faisons est effectivement une réaction correcte, comme retirer sa main de la proximité d’une casserole brûlante de peur de se blesser (activation sympathique) par exemple. Mais si les émotions et comportements de la personne de référence sont le résultat d’un traumatisme, elles ne seront pas toujours aussi appropriées, et peuvent donc participer à la transmission du trauma.
Contagion par l’environnement
Les traumatismes originels, ceux qui par la suite seront éventuellement transmis, sont susceptibles de toucher une seule personne comme dans les cas ci-dessus, ou bien de toucher de nombreuses personnes, des communautés entières, voire des peuples dans leur globalité. Les oppressions infligées par un groupe en position de domination à un moment donné peuvent être inscrites de façon héréditaire au sein des groupes en position d’infériorité. On pense par exemple aux colonisations, à l’esclavagisme, au racisme, aux persécutions religieuses ou encore au sexisme. Dans ces cas, on peut parler de traumatismes collectifs ; leurs implications dépassent la seule personne. Même si les événements traumatisants originels ont cessé d’exister, des éléments restent présents pour rappeler la blessure, et bien involontairement les familles interviennent dans la transmission du traumatisme.
Perpétuation par la culture (et la honte)
La culture est un ensemble de codes hérités de notre passé collectif proche ou lointain. Même si elle est en perpétuelle évolution, elle a une certaine inertie et les changements profonds prennent jusqu’à plusieurs décennies, soit plusieurs générations, pour se concrétiser. Parmi les conventions culturelles tacites, certaines représentent en fait une perpétuation de traumatismes.
Pour bien illustrer cette idée, je commencerai par un exemple extrême. Dans certaines traditions, l’excision est une coutume encore pratiquée. L’origine de ce rite est incertaine ; peut-être existait-elle même il y a plus de deux millénaires et s’est-elle perpétuée. Impossible donc de connaître l’intention et l’identité de ceux qui l’ont instaurée. Toujours est-il que des femmes subissent l’excision de génération en génération et que ce sont les mères, les tantes et grand-mères des jeunes filles qui s’occupent de faire réaliser « l’opération » sur elles, souvent sans anesthésie, ni connaissances médicales et dans des conditions d’hygiène insuffisantes. Des chercheurs ont questionné ces femmes, et il ressort que cette pratique crée presque toujours un traumatisme, qui n’est avoué qu’à demi-mots à travers les incohérences des témoignages, au milieu de protestations de vertu. Et pourtant le traumatisme est activement transmis. Il est évident qu’une résistance se développe face à ce rituel, mais il a infiltré profondément une certaine culture et est donc difficile à déloger.
Voilà pour cette tradition de perpétuation de traumatisme physique et psychologique particulièrement visible et que notre morale occidentale identifie et réprouve aisément. Mais nous avons aussi nos façons de transmettre certains traumas qui ne nous sautent aucunement aux yeux. Nous avons intégré tout un tas de stéréotypes, notamment sur les rôles et les attributs souhaitables des genres masculins et féminins. Dans l’inconscient collectif, une fille doit être ______ (remplissez le blanc avec ce qui vous passe par la tête : gentille, discrète, dévouée à sa famille, mince, belle, désirable, modeste, pleine de compassion et d’émotion, intelligente mais pas trop, indépendante mais pas trop, avoir tel type de profession qui lui convient, …) et un garçon doit être ______ (grand, beau, svelte, musclé, intelligent, indépendant, capable de se battre, imperméable aux émotions, dépourvu de larmes, autoritaire, charismatique, avoir un métier de bonhomme, …).
Si de telles injonctions existent et sont plus ou moins inconsciemment transmises par les parents (mais aussi la publicité, le productions artistiques, etc) c’est souvent qu’ils ont eux-mêmes eu à se conformer à certains de ces impératifs en tentant de « remédier » aux traits de leur identité qui ne correspondaient pas à une image acceptable. Autrement dit, de façon répétée ils ont reçu le message « tu n’es pas adéquat ; ce n’est pas OK d’être toi-même » de la part de « la culture » en général, de tout le monde et de personnes en particulier ; ils ont potentiellement été invalidés suffisamment pour en développer une forme de traumatisme. Et néanmoins, éventuellement sous une forme atténuée ou éloignée (en participant à la culture), ils inculqueront les mêmes principes à leurs enfants.
C’est ainsi que parfois des hommes qui ont été considérés comme trop sensibles dans leur enfance démontrent une « masculinité toxique », surjouent la brute épaisse, et ne tolèreront pas les émotions vues comme « féminines » de leurs fils. Ou une mère glissera à sa fille, mine de rien, qu’elle devrait faire régime… Je ne dis pas que toutes les normes sont mauvaises, mais par exemple sur la question de la diététique, il y a un monde entre inculquer à ses enfants une estime et un amour de soi propice à ce qu’ils prennent soin d’eux et leur faire comprendre qu’ils ne sont simplement pas comme ils doivent être. Ce sont même des démarches tout à fait opposées.
Dans nos sociétés judéo-chrétiennes, la honte est un sentiment qui a pris une place considérable et injustifiée. C’est elle qui nous pousse souvent à nous conformer aux attentes externes. Mais il faut savoir qu’il existe une honte saine et une honte toxique. La version saine nous indique que notre ligne de conduite n’est pas à la hauteur de nos propres valeurs ; autrement dit, elle est un moteur de croissance et d’amélioration de nous-mêmes (elle peut jouer un rôle dans des cheminements tels que la Désintégration Positive ou l’Autodétermination). Mais la honte toxique, vis-à-vis d’attentes arbitraires extérieures, nous fige et nous empêche d’avancer ; c’est elle qui est le fruit d’un traumatisme et est à son tour potentiellement traumatisante. Elle permet d’entretenir des concepts importuns tels que « le patriarcat » ainsi qu’une certaine forme de normativité (il faut être « normal », dans la norme). Et tous ceux qui pour une raison ou une autre sont à un extrême d’une courbe de Gauss sur quelque sujet que ce soit (taille, poids, QI, pauvreté, orientation sexuelle, …) auront vraisemblablement rencontré cette honte à un moment donné. S’en défaire est un enjeu crucial.
Perpétuation structurelle
L’Histoire est jalonnée de situations où l’on a fait comprendre à des groupes ethniques entiers qu’ils étaient indésirables et que leur culture était inadéquate. Dans ces cas, pour les descendants, des barrières structurelles peuvent leur remémorer cette discrimination et les y maintenir, même si ce n’est plus l’intention du groupe qui était alors dominant.
C’est le cas de nombreux Peuples Premiers, notamment les différents peuples Amérindiens. Lorsque les colons sont arrivés, ils se sont approprié leurs terres (alors même que la notion de propriété terrienne n’existait souvent pas dans les esprits des autochtones), éliminé de nombreux individus au cours de conflits, causé (on imagine involontairement) des épidémies qui ont décimé le reste, et relégué ceux qui subsistaient dans des « réserves », dans des espaces qui n’avaient aucun intérêt minier ou agricole. Un siècle et demi plus tard, les descendants des rescapés y résident toujours, et l’on constate dans ces communautés une prévalence d’addiction à l’alcool et aux drogues, de dépression et de suicide bien supérieure à la moyenne nationale américaine. La barrière structurelle est ici la limite de la réserve, la pauvreté qui dans bien des cas s’y est installée et avec elle le manque d’accès aux infrastructures de santé et d’éducation. En sortir est difficile sans abandonner son histoire, mais abandonner son histoire ne résout pas fondamentalement le traumatisme ou en crée un nouveau chez une personne déracinée.
Le mouvement Black Lives Matter a mis en lumière un phénomène similaire en ce qui concerne la population afro-américaine. Bien sûr, il reste des Etats où le racisme continue à être accepté culturellement. Mais même dans les Etats progressistes, des barrières structurelles empêchant la remédiation complète du traumatisme des groupes descendants d’esclaves se sont installées. Comme nous le rappelle Jason Hickel, l’essor économique durant la période de la Révolution Industrielle dépendait tout autant si pas plus des revenus du coton ou du sucre cultivés par des esclaves que de l’ingéniosité technologique européenne. Le Vieux Continent et la jeune Amérique blanche se sont enrichis et ont développé des infrastructures et une certaine richesse collective grâce à cela. Lorsque les esclaves ont été libérés, ils avaient généralement pour tout bagage ce qu’ils avaient sur le dos, et ils ont encore dû endurer la Ségrégation Raciale pendant de nombreuses décennies. Résultat : statistiquement, les populations afro-américaines vivent dans des quartiers plus défavorisés, ont accès à une moins bonne éducation et à moins de services de santé que leurs compatriotes à la peau claire. L’égalité a été proclamée, mais pour remédier au traumatisme, cela ne suffit pas.
Ne nous voilons pas la face : nous avons chez nous aussi ce genre de barrières structurelles. Je laisse aux sociologues le soin d’analyser comment se sont constituées les « cités », avec leur triste réputation, leurs Zones d’Education Prioritaires, leur précarité, leurs trafics et leur violence. Sans préjuger de leurs conclusions, on peut supposer que les habitants de ces quartiers sont issus de manière directe ou après plusieurs générations d’anciennes colonies dont les ressources ont été copieusement exploitées par les colons, de travailleurs maghrébins « invités » à venir combler les besoins de main d’œuvre à un moment donné (et qu’on pensait pouvoir également « inviter » à repartir lorsque l’on n’aurait plus besoin d’eux), ou provenant de pays en guerre (conflits dont l’origine peut se trouver partiellement tout aussi bien dans la protection d’intérêts économiques qu’idéologiques occidentaux). Je doute sincèrement que toutes ces personnes se plaisent à rester dans ces quartiers, mais un cercle vicieux les y maintient.
Je n’oublie pas non plus les personnes dont la famille a de tout temps habité nos contrées et qui ont elles aussi rencontré des difficultés parce qu’elles venaient de milieux défavorisés (mineurs, ouvriers peu considérés, etc), qui ont dû « se battre » pour obtenir ce qu’elles ont et poussent des cris d’orfraies lorsque l’on évoque le fait que des barrières entravent leurs concitoyens issus d’autres ethnies. Certes ; je considère à titre personnel que le système économique prédominant comporte une dose de violence intrinsèque qui justifie ce ressenti (d’ailleurs, ne me laissez pas démarrer là-dessus, sinon on n’en a pas fini !). Mais il ne s’agit pas je jouer à qui a la plus grosse barrière ou en l’occurrence à qui en a le plus. Il est dans l’intérêt de tout le monde de solutionner ces traumas, tout en évitant de reporter une quelconque culpabilité sur qui que ce soit.
Lorsque le trauma s’est infiltré dans la construction du statut socio-économique, dans la géographie et même l’architecture, il ne suffit pas de bonnes intentions pour l’éradiquer. Il ne suffit pas, par exemple, de ne pas être raciste ; aux Etats-Unis ainsi que dans certains mouvements internationaux, la question des réparations (financières) à octroyer aux groupes qui ont été oppressés se pose totalement et a été l’un des sujets de la campagne présidentielle américaine (oui, le seul sujet n’était pas de virer Trump, encore qu’il ait pu être une cause de traumatisme collectif à lui tout seul…). Par ailleurs, pour attirer l’attention sur la spoliation des terres amérindiennes, certains ajoutent à leur adresse postale conventionnelle la mention du peuple qui y vécut. Les traumas individuels requièrent parfois une thérapie, mais il s’agit encore de déterminer comment mener des thérapies collectives à cette échelle…
Influence épigénétique
Les scientifiques ont constaté que les traumatismes psychologiques peuvent avoir une influence sur la façon dont notre ADN se présente. Le mécanisme exact par lequel cela se produit est hors de ma compétence, pour peu qu’une réponse définitive à la question existe. On sait toutefois que plusieurs types d’influences environnementales, telles que des polluants ou le stress, on cet effet.
Les phénomènes épigénétiques se présentent sous diverses formes mais n’impactent pas le code lui-même ; autrement dit il n’y a pas de mutation génétique. Par contre, la façon dont la chaîne est enroulée autour de protéines (comme un fil sur une bobine) qui influence la probabilité d’exprimer ou non un gène, peut être modifiée. J’ai déjà eu l’occasion d’extraire de l’ADN d’oignon, et croyez-le ou pas, une fois déroulé, l’ADN d’une seule cellule mesure un bon mètre et peut être vu à l’œil nu. On a intérêt à ce qu’il soit bien empaqueté pour rentrer dans un minuscule noyau. Un autre mécanisme épigénétique est l’ajout ou le retrait d’un radical, par exemple un atome de carbone et trois atomes d’hydrogène qui s’accrochent par une réaction chimique à la surface de l’ADN et qui va agir comme un panneau publicitaire « Venez lire mon code », ce qui favorisera l’expression de cette portion de gène particulière. Il existe encore d’autres voies de modifications épigénétiques.
Elles se produisent tout au long de notre vie, même si nous héritons à notre conception d’une conformation particulière, et sont réversibles. Elles ne sont d’ailleurs pas uniquement problématiques. Elles peuvent encourager l’expression de caractéristiques plutôt souhaitables. Du côté plus négatif, l’épigénétique serait le phénomène qui fait que l’on développe ou non un cancer pour lequel on a une prédisposition génétique. Des tendances aux addictions pourraient également être génétiquement codifiées mais exprimées ou non en fonction de l’influence environnementale.
Les traumatismes de nos prédécesseurs peuvent donc impacter la présentation de leur ADN et ils peuvent nous la transmettre avec des conséquences parfois néfastes bien que réversibles. Potentiellement, des descendants de personnes traumatisées peuvent naître avec une résistance au stress moins élevée manifestée par une surexpression d’hormones liées. Toutefois, les portions de gène impactées n’auront vraisemblablement pas toujours à voir avec la nature du traumatisme initial, qui ne sera probablement pas identifiable ; par ailleurs toute manifestation indésirable n’est pas nécessairement la preuve d’un traumatisme quelque part dans la généalogie. Par ailleurs, à moins de faire réaliser une étude en laboratoire, il sera en théorie impossible de différencier les modifications épigénétiques héritées de celles créées au cours de notre vie. Par ailleurs, nous ne nous résumons pas à la somme des molécules qui peuvent être produites à partir de notre ADN.
Donc oui, l’épigénétique peut jouer un rôle dans la transmission des traumas en nous prédisposant à des comportements mal adaptés, mais à ce stade de nos connaissances, il ne semble pas opportun de donner trop d’importance à ce phénomène par rapport à d’autres cités ci-dessus. Certains articles sur Internet ne se privent pas d’affirmer qu’il s’agit de la voie privilégiée de la contagiosité du traumatisme, mais je n’en suis pas si sûre. Il est évident que nous les humains préférons savoir que tel ou tel trait est génétique, donc hors de notre portée, ou qu’il suffit d’un médicament ou d’une procédure médicale pour s’en débarrasser. C’est tentant.
Ça s’arrête avec vous
Je l’ai déjà dit et je le répète : identifier et soigner nos traumatismes n’est pas une entreprise égoïste, loin de là, et cela prend encore plus de sens lorsque l’on considère que l’on évite ainsi de les transmettre à ceux qui comptent pour nous.
Peu importe jusqu’où remonte le trauma originel dans le passé, ou quelle en était la nature, vous pouvez mettre un terme à cette chaîne. Vous n’avez pas besoin de tout savoir, ni de ce qui vous est arrivé, ni de ce qui est arrivé avant vous. Encore une fois, le traumatisme réside principalement dans nos perceptions, et il nous est possible de les changer consciemment. Cela relève de notre responsabilité personnelle.
On peut bien sûr avoir besoin d’aide pour cela. Au niveau individuel, un thérapeute pourra jouer un rôle bénéfique. Au niveau collectif, lorsqu’il s’agit de modifier la culture ou de lever des barrières, c’est dans l’engagement citoyen, par le biais associatif ou politique, que nous pourrons ensemble collaborer à soigner les blessures de notre société. Quand je vous disais que ce n’était pas égoïste…
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Sources :
- « Le corps n’oublie rien – Le cerveau, l’esprit et le corps dans la guérison du traumatisme », livre de Bessel van der Kolk, expert sur le SSPT
- « Complex PTSD: From Surviving to Thriving », livre de Pete Walker, thérapeute spécialisé dans les traumatismes complexes et les strategies de coping
- « Le Drame de l’Enfant Doué », livre d’Alice Miller, psychologue (NB : ici, « doué » n’est pas à prendre dans le sens HP, mais plutôt dans le sens « sensible »)
Vraiment rien d’égoîste à vouloir se sentir mieux et regagner une bonne vie, pour être une personne active et positive dans une société qui en a bien besoin. Les voies de traumatisation sont certes complexes et multiples, devenir une vraie jungle quand on se pose sur son passé et ce qui motive nos comportements et réactions. Merci pour cette vue d’ensemble. Se déconstruire et se reconstruire c’est retrouver de l’énergie et de la vie au travers de tout cela. J’ai longtemps constaté que savoir ne suffit pas, passer à l’action en douceur et à son rythme permet de dévoiler aussi des merveilles au fil du temps et de les partager ensuite. Un message d’espoir final bienvenu dans ce texte. Merci