Modèles d'intelligence

Quel(s) modèle(s) pour comprendre l’intelligence et la douance ?

Il y a de quoi être un petit peu frustré lorsque l’on s’intéresse à la douance. Le moyen par excellence pour déceler le haut potentiel (HP) est le test de QI, qui fut créé dans un contexte purement scolaire et ne mesure qu’un certain panel d’aptitudes. Attention, c’est un très bon outil statistique (le seul dans ce domaine à ma connaissance, même s’il en existe plusieurs versions de par le monde) et loin de moi l’idée de le reléguer au placard. Mais il existe de nombreuses façons pour une personne (« surdouée » ou non) d’exprimer ses facultés mentales que cet examen standard ne peut mesurer. D’ailleurs, un bon praticien prendra en compte d’autres facteurs, plus subjectifs, lors d’une évaluation, en se basant sur son expérience. Les auteurs qui traitent de la douance ne s’y trompent pas non plus et parlent dans leurs livres et leurs sites de tout un tas d’autres aspects du haut potentiel, mais généralement sans pouvoir proposer de cadre particulier pour les contenir. Et pour cause : scientifiquement parlant c’est très hasardeux !

« La scientificité d’une théorie réside dans la possibilité de l’invalider, de la réfuter, ou encore de la tester », disait Karl Popper. Les tests de QI et les conclusions qui en découlent satisfont à cette règle, et c’est bien pour cela qu’ils prévalent ; mais dès qu’il s’agit d’évaluer des caractéristiques subjectives, non statistiquement mesurables, chez des individus, c’est une autre paire de manches… Cela ne veut pas dire que personne ne s’est risqué à proposer de cadre plus large en ce qui concerne la douance ; cela signifie simplement qu’il faut prendre ces derniers avec les réserves adéquates. Et puis vous qui lisez ceci n’êtes pas des données statistiques, mais des humains, probablement adultes et éventuellement HP. Dès lors, je vous fais confiance pour prendre la responsabilité de voir comment de tels modèles peuvent vous aider (ou pas, c’est propre à chacun). Alors voyons ce que nous avons à notre disposition.

L’intelligence et les émotions

Un point qui revient très souvent sur les sites et forums concernant la douance, mais aussi dans les ouvrages, c’est la question de savoir quelle place donner aux émotions dans le domaine du haut potentiel. Par le passé, on allait jusqu’à opposer intelligence et émotions, arguant qu’une personne tout à fait rationnelle n’avait que faire de sentiments. Heureusement, le consensus ne va plus dans ce sens, bien au contraire. Pour pallier aux manques en la matière des modèles traditionnels d’intelligence, on peut leur accoler plusieurs concepts, tels que l’hyperstimulabilité émotionnelle dont on a déjà parlé ou l’hypersensibilité, qui toucherait 20% de la population environ.

Bref, tout cela pour dire que faute de modèle global, jusque-là on a recours à des juxtapositions. Cela donne peut-être une image plus fidèle, mais on sent que ce n’est pas suffisant. D’une part, les personnes HP ressentent souvent qu’intelligence et émotions forment un tout intégré chez elles, qu’elles font partie de ce même « câblage » complexe et particulier avec lequel elles sont nées. Et d’autre part, on est loin de pouvoir expliquer d’autres manifestations liées à la douance.

Et Mozart et Picasso dans tout ça ?

Ce n’est pas le titre de section que je voulais utiliser. J’étais partie sur « Il n’y a pas qu’Einstein dans la vie, il y a Mozart aussi », quelque chose comme ça qui oppose un symbole de l’intelligence mathématique à un symbole de créativité. Eh ben c’est pas possible ! Vous savez pourquoi ? Parce qu’aucun des mathématiciens et physiciens célèbres n’est connu uniquement pour ses prouesses dans le domaine des chiffres ou des équations. Si on se rappelle d’eux, c’est parce qu’ils ont appliqué leur imagination particulièrement fertile à leur science ! Si je vous dis Newton, vous pensez équations différentielles ou pomme qui tombe et gravité ? Et Einstein, c’est pareil. Fallait le faire de s’ennuyer tellement qu’il s’imagina chevaucher le rayon de lumière qui lui permettait de voir l’heure sur l’horloge de la tour de Berne et en échafauder une théorie aussi révolutionnaire ! Dans ces cas, l’expérience de pensée, la curiosité, la philosophie, les analogies, les métaphores, voire la poésie précèdent de loin l’expression mathématique des phénomènes. C’est clair qu’il y a des mathématiciens émérites par leurs connaissances, mais « Il n’y a pas qu’Andrew Wiles dans la vie, il y a Mozart aussi », ça claque vachement moins, non ?

Donc, une autre chose que ne mesure pas le QI, c’est l’imagination ou la créativité, et pourtant, personne ne doute que cela soit une composante de l’intelligence. Et revenons à Mozart et Picasso. On est généralement d’accord pour les qualifier de génies, de même que de nombreux artistes, pourtant ils ne sont pas connus pour leur contribution aux sciences. Néanmoins, je serais curieuse de savoir quel aurait été leur score s’ils avaient passé une évaluation… Bref, ils ont consacré leurs capacités à des expressions que l’on pourrait qualifier de sensorielles (auditives et visuelles) et peut-être même psychomotrices (de nombreux compositeurs célèbres étaient connus de leur vivant pour leur virtuosité et il ne suffit pas de savoir tenir un pinceau pour être Picasso).

Résumons-nous : hormis les capacités intellectuelles, il en existerait aux niveaux émotionnel, créatif/imaginatif, sensoriel et physique ou psychomoteur. Ça commence à me dire quelque chose.

Et comprenons-nous bien : je ne dis pas qu’il suffit de faire preuve de prédispositions physiques ou psychomotrices pour être HP. Ce serait effrayant de penser à tous ces footballeurs qui rejoindraient subitement les rangs. C’est carrément une nouvelle définition de l’intelligence qu’il faudrait alors trouver et dare-dare ! Il en va de même pour les autres capacités complémentaires listées plus haut. On peut être un artiste, faire preuve d’imagination ou être hypersensible sans être concerné par la douance. Mais dans l’autre sens, lorsque l’on est bel et bien concerné, le câblage particulier peut s’appliquer dans ces nombreux domaines, avec plus ou moins d’intensité selon les gens.

OK, mais on n’a toujours pas de modèle avec tout ça.

Je sais, ça vient. Si vous avez lu les articles précédents, je parie que vous m’avez vue venir à des kilomètres : les hyperstimulabilités (HS) me trottent en tête.

La potentielle utilité des hyperstimulabilités

Peuvent-elles nous aider dans notre quête ? Oui et non. Pas de façon directe en tout cas. Dabrowski n’a pas créé ce concept en lien avec la douance, bien qu’il l’ait mis en relation avec des « aptitudes spéciales et des talents ». Par contre son successeur, Michael Piechowski, n’a pas hésité à quasiment fusionner l’hyperstimulabilité au haut potentiel dès 1979, et une bonne partie de la communauté anglophone l’a suivi sans hésiter, malgré le manque de validation scientifique. Le seul lien statistique évident concerne l’hyperstimulabilité intellectuelle, sans surprise, mais la corrélation avec les quatre autres n’a pu être prouvée. Dès lors, l’idée de Piechowski d’utiliser un questionnaire d’hyperstimulabilité pour identifier les HP n’est pas du tout fiable, comme des études l’ont montré.

Par ailleurs, des critiques se sont fait entendre par rapport au fait que certains parents d’enfants doués pourraient utiliser les HS pour justifier des comportements inadaptés de ces derniers et éviter les diagnostics (et donc les prises en charge spécifiques) relatifs à des problématiques qui en mériteraient (troubles de l’attention, dyspraxie, autisme, trauma, …). C’est compréhensible de souhaiter que sa progéniture soit parfaite, mais pas jusqu’à la mauvaise foi.

Alors pourquoi néanmoins s’intéresser à cette théorie ici ? Et bien, de façon très pragmatique, les adultes (et peut-être les plus jeunes) HP semblent retirer quelque chose de cette approche. Le fait que les hyperstimulabilités (intensités accrues) et la douance se mélangent si facilement dans autant de têtes, y compris celles des spécialistes, est très certainement révélateur, au moins sur la nature des zones d’intelligence potentielles au sujet desquelles on voudrait avoir de l’information. Et il se trouve qu’un modèle existe, qui s’organise d’une façon très semblable aux HS, et est utilisé par les professionnels liés au réseau Intergifted. Cela dit, on peut lui faire les mêmes reproches qu’à tous les cadres qui impliquent des évaluations subjectives, et malgré toute la confiance que j’accorde à son auteure dans ce domaine, vous, vous n’avez peut-être même jamais entendu parler d’elle ou d’Intergifted. Alors si je sortais de mon chapeau cette grille de lecture des intelligences comme ça, je vous donnerais raison d’être sceptiques.

C’est pourquoi je vous en présente deux autres, l’un bien établi dans la pratique et l’autre bien soutenu par des observations quantifiables pour vous donner une idée de sa raisonnabilité avant de vous en donner le détail.

Intelligences multiples

La Théorie des Intelligences Multiples a été développée par Howard Gardner à partir de 1983. Il énumérait initialement 7 « modalités » d’intelligence :

  • linguistique
  • logico-mathématique
  • spatiale (visualisation)
  • intra-personnelle
  • interpersonnelle
  • corporelle-kinésique
  • musicale

Plus tard, il en proposa deux autres : intelligence naturaliste (sensibilité au vivant) et l’intelligence existentielle/spirituelle.

Le modèle de Gardner a lui aussi subi des critiques à cause de son caractère plutôt subjectif, néanmoins il a le mérite d’exister, d’être utilisé et d’éclairer la cause. Le découpage proposé satisfait plus ou moins ses lecteurs. Néanmoins, les variantes proposées sont de manière générale assez intuitives, et il est possible d’établir des parallèles avec notre ébauche de liste de zones d’intelligence.

On pourrait dire (en gros) que les tests de QI évaluent les intelligences linguistique et logico-mathématique. Quant aux modalités inter- et intra-personnelles, elles font inévitablement penser aux émotions ; celles liées à l’espace et au mouvement se rapprochent des capacités psychomotrices. Toutefois les sens y tiennent peu de place et l’imagination ou la créativité n’y est pas citée (à part peut-être dans le domaine musical). L’adjonction d’une intelligence existentielle est intéressante, car l’attention portée aux valeurs, à la moralité, à la philosophie, voire aux questions religieuses ne relève d’aucune autre modalité. Quant à la composante naturaliste, il me semble en fait qu’elle est la résultante de l’association de l’intellect, des émotions et des considérations existentielles ; elle n’aurait donc selon moi pas de place particulière en tant que telle.

Les philo-cognitifs

Il n’y a pas si longtemps, j’ai lu pour la première fois le terme « philo-cognitif ». Je salue l’effort des auteurs pour trouver un terme qui pourrait convenir à l’ensemble de la communauté HP. A titre personnel je ne suis pas encore convaincue, mais ce qui est par contre tout à fait intéressant, c’est toute l’étude scientifique et la théorie qui va avec.

Grâce à des IRM réalisées sur des enfants (un groupe HP et un groupe non-HP selon test de QI), les chercheurs ont pu tirer deux conclusions :

  • Il y a plus de connexions (axones) à l’intérieur des hémisphères d’un cerveau d’enfant HP que dans ceux d’un enfant qui ne correspond pas aux critères. Il en va de même pour les connexions entre hémisphères au niveau du corps calleux.
  • La vitesse des connexions est elle aussi statistiquement plus élevée.

On aurait donc bien cette notion de « câblage » particulier dans et entre les zones du cerveau. Il s’agissait ici d’enfants, mais on peut pour l’instant supposer que le même phénomène se passe chez les adultes. Une seconde étude à venir devrait s’y intéresser.

Les auteurs déterminent par ailleurs trois caractéristiques des « philo-cognitifs » :

  • L’hyper-spéculation : besoin de penser, d’extrapoler, de réfléchir sur des sujets très variés, y compris ceux qui pourraient paraître évidents à d’autres. Le réseau cérébral exécutif est particulièrement activé.
  • L’hyper-acuité : hypersensibilité sensorielle et émotionnelle, seuil plus bas de détection de l’information et réponse plus intense (par exemple, misophonie, aversion pour certains types de bruits). L’hyper-acuité dépend du réseau de saillance, qui trie les divers stimuli qui nous parviennent, ce réseau étant dans le cas présent plus actif.
  • L’hyper-latence : activité accrue du réseau du « mode par défaut » du cerveau (ce à quoi l’on pense lorsque l’on ne pense à rien de particulier). Dans cet état, les associations de pensée se font toutes seules et partent dans tous les sens ou « en arborescence ».

Ces points reposent également sur des données observables par l’imagerie médicale, ce qui confère à l’ensemble de la théorie un bon niveau de scientificité jusqu’à preuve du contraire. Nous allons donc pouvoir consolider certains éléments de notre liste de zones d’intelligences. Notamment, l’hyper-acuité valide les composantes sensorielles et émotionnelles. L’hyper-spéculation et l’hyper-latence donnent à mon sens du poids à l’élément imaginatif/créatif en plus de conforter (si besoin en était) le côté intellectuel. On peut supposer que ces deux caractéristiques pourraient être impliquées dans un questionnement existentiel. Il n’y a toutefois pas ici de lien évident avec une excitabilité psychomotrice accrue.

Le modèle d’intelligence proposé par Intergifted

Nous voici enfin à notre pièce de résistance ! Veuillez m’excuser de vous avoir fait attendre, mais je me devais de prendre toutes les précautions nécessaires !

Jennifer Harvey Sallin (psychologue spécialisée dans la douance et HP elle-même) a développé pour l’organisation Intergifted, dont elle est la directrice et fondatrice, un modèle qui décline six zones (« areas » en anglais) d’intelligence. Ces zones se qualifient comme suit (traduction des informations présentes sur la page « What is giftedness » de son site) :

  • Zone intellectuelle : curiosité profonde, amour de la connaissance et de l’apprentissage, attrait pour la résolution de problèmes, questions pointues, recherche de la vérité, de la compréhension, de la connaissance et de la découverte, observation soutenue, avidité pour la lecture, effort intellectuel soutenu, amour de la théorie et de l’analyse, pensée indépendante ;
  • Zone émotionnelle : profondeur et intensité des ressentis émotionnels et des attachements relationnels, grande variété d’émotions complexes, mémoire développée des sentiments, grande préoccupation pour autrui, sens développé de ce qui est bien, mal, de l’injustice et de l’hypocrisie, empathie, sens de la responsabilité, introspection ;
  • Zone créative : visualisation détaillée, rêves réalistes, attrait pour la fantaisie/le fantastique/l’imaginaire, créativité, inventivité, amour de la musique et des arts, sens de l’humour développé, inclination pour ce qui inhabituel et unique ;
  • Zone sensorielle : expérience sensorielle augmentée des stimuli visuels, auditifs, olfactifs, gustatifs et tactiles. Valorisation de la beauté et de l’harmonie ;
  • Zone physique : grandes aptitudes physiques ou dextérité, préférence pour l’action rapide, expression physique ;
  • Zone existentielle : focalisation sur le sens, les valeurs, l’éthique, la moralité, les interconnexions écologiques et la nature de la réalité.

Ici encore, l’élément central réside dans la zone intellectuelle, qui est caractéristique du haut potentiel (… intellectuel). D’autres zones d’intelligence (aucune, une ou plusieurs) peuvent se combiner à elle. La façon dont les différentes zones interagissent entre elles chez une personne donne une coloration unique à sa douance.

Insistons sur le fait que « zones d’intelligence » et « hyperstimulabilités » ne sont pas synonymes ou interchangeables (malgré la communauté des adjectifs qui s’y rattachent). Elles peuvent toutefois coexister dans certains domaines, l’une ou l’autre ou les deux ou aucune des deux étant présente(s), ce qui donne encore une nuance supplémentaire au fonctionnement unique de la personne. L’hyperstimulabilité jouerait alors plutôt dans le registre de l’intensité (interne et/ou tournée vers l’extérieur). Il est à noter que l’hypersensibilité est encore une autre caractéristique à part qui peut éventuellement compléter le tableau, puisqu’elle ne recouvre pas vraiment les mêmes territoires que l’HS émotionnelle.

Voilà. Comme je l’ai déjà dit, l’important pour chacun est de trouver un modèle qui lui parle et cela relève de sa responsabilité. D’une manière ou d’une autre, l’objectif est de devenir un spécialiste de soi-même, ce que personne d’autre ne peut être (même si certaines personnes peuvent apporter leur aide dans le processus). Pour moi c’est ce dernier cadre (alliant intelligence et HS) qui semble me permettre de m’expliquer le mieux à moi-même. Mais pour vous, cela peut être un autre. Au moins, maintenant, vous avez du choix !

Métacosme est un blog dont le but est de mettre à disposition des lecteurs francophones des informations de cheminement personnel et un éclairage psychologique et philosophique original.

Rejoignez-nous dans le groupe de discussion sur Facebook

Ressources :

2 Replies to “Quel(s) modèle(s) pour comprendre l’intelligence et la douance ?”

    1. Merci pour cette information. Je ne le connaissais pas. J’ai dans ma liste de thèmes à aborder celui de la maîtrise (vs potentialité). L’apport de ce modèle y aura certainement sa place!

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *